PREMIÈRE PARTIE
I
[...]
Salut !
Il passa lentement à travers les rangs des consommateurs, et disparut au fond de la rue obscure. Il laissait une
trace dans les cerveaux, une image singulière, approfondie par les circonstances, par la disposition des esprits, par
une apparition brusque, nette et opportune :
— Qui que c'est ? demanda Pouraille.
— Ça doit être un type de la Confédération générale du travail, répondit un typographe.
II
L'homme suivit d'abord la rue de Tolbiac, puis s'engagea par ces voies ténébreuses, bordées de planches,
de lattes et de pieux, qui montent vers la Butte-aux-Cailles. Les oiseaux des réverbères dansaient
dans leurs cages de verre. On apercevait des terrains fauves, des chaînes de bosselures, des rampes de lueurs, des phares
dans un trou du ciel, et, du côté de la Butte, un nuage de feu pâle évaporé sur Paris. Des lumières, encore mystérieuses,
justifiaient tous les rêves des contes, tous les frissons d'une immense et terrible réalité :
— La terre des esclaves ! grommela l'homme.
Sa voix était calme, une joie lente enflait sa poitrine. Il aimait la vie. Même lorsqu'il criait des paroles amères
ou que la révolte animait son geste, il était dans un beau roman, inépuisable et frais. Comme les vrais optimistes,
il songeait à peine au passé, effleurait le présent et s'élançait dans le futur. Il n'apercevait pas la mort ;
il ne voyait pas même la vieillesse. Il n'en croyait que son jarret inlassable, le feu rapide de sa pensée, les battements
d'un cœur flexible et fort. La souffrance passait sur lui en pluie féconde ; sa colère était un bienfaisant orage.
Puis, il avait cette forte illusion de marcher contre les grands évènements qui circonscrivent la menue circonstance
humaine : il ne sentait jamais qu'il était la ride d'un flot, il se croyait le flot même.
Ses convictions, fixées en lui comme des écrous, l'accompagnaient dans la joie comme dans la tristesse, devant une
rue comme devant un fleuve. Et il était si sûr que les peuples se délivreraient un jour !
Le vent soufflait, insinuant et velouté ; une haleine d'herbes alternait avec les senteurs de crottin, d'asphalte
suri, de chair humaine. L'homme grimpa la Butte, et, par la rue des Cinq-Diamants, atteignit l'avenue
d'Italie. Une crapule terne pullulait dans les assommoirs. Un concert fulgurait de globes violets et lilas.
Et l'on apercevait les pâles poissons tapis dans les encoignures, tandis que des marmites aux cheveux provocants tanguaient
sous les réverbères. L'homme jugea ce spectacle effroyable, mais il le considéra avec plaisir. Ensuite, rétrogradant,
il pénétra dans la rue Bobillot.
Au sixième d'une maison de coin, il trouva une vieille femme, un homme de trente-deux à trente-cinq ans et un petit
garçon qui l'attendaient. C'était une chambre peinte, à la base, du chocolat rougeâtre qui plaît aux marchands de vin.
Plus haut, s'étalait un papier crème et carotte ; des oiseaux croupissaient parmi des feuillages, des épines et
des tournesols. Le plafond comportait deux fausses poutres. Une table longue, fortement campée, était couverte de laine
sinople ; sous la lueur éparse d'une lampe à colonne, on apercevait des livres ouverts pour la veillée : les
Animaux excentriques, le Procès de la Brinvilliers, les Aventures de Friquet dans la Sierra.
La vieille femme, l'homme et l'enfant se pressaient devant le survenant, avec des visages hilares.
À cause de la dissimilitude des sexes et des âges, leur ressemblance avait quelque chose d’effrayant et de baroque.
C'étaient les mêmes visages à pans — trois pans pour les fronts, quatre pour les mâchoires et les joues. Une peau saumonée
s'accrochait autour des nez en poivrière. Ils ouvraient des yeux concaves, et comme tapissés de suie, des lèvres grenues,
couleur de foie chez la vieille femme, fraise des bois chez l'homme et merise chez l'enfant.
Une moustache poussiéreuse, pareille à un rouleau de fils de la Vierge, chenillait sur la lèvre de l'homme ;
la femme, à la même place, montrait une mousse falote. Tous trois avaient du poil de brebis sur la tête, vieil argent
chez l'une, tabac turc chez l'autre, et presque citron chez le troisième. Leurs mains, d'une structure fine et d'une
mobilité expressive, allongeaient des doigts rouges ; ils avaient les épaules en pente de toit, les muscles maigres
et rapides.
— On ne t'attendait plus, mon François, dit la vieille en se jetant à son cou.
[...]