"Un gosse"
roman par Auguste Brepson
Première partie
III
Non, ma grand'mère n'aimait pas les Tournerot. Elle avait comme le pressentiment qu'ils feraient notre malheur.
Un jour, elle expulsa le fils et il ne revint plus. C'était au sujet d'un sachet de poudre qu'il apportait de la part de son père, pour qu'on le gardât chez nous sous un vague prétexte. Je me rappellerai toujours la mine catastrophique de ma grand'mère quand il demanda cela !
Portant les mains à ses oreilles comme si le ciel allait crouler, elle marcha sur lui, furibonde et épouvantée, en lui disant à voix basse, les dents serrées : « Veux-tu te sauver avec ça, petit malheureux ! »
Le petit Tournerot gagna vivement le large et s'arrêta au milieu de la route, tout interdit, regardant maintenant avec effroi son sachet de poudre. Et brusquement pris de panique, il le lança éperdument par-dessus la haie du chemin de fer, et s'enfuit.
Alors ma grand'mère leva les bras aux ci eux en disant que le monstre avait juré notre perte et que si jamais l'étincelle d'une locomotive tombait sur le sachet nous allions tous sauter !
Ce qui fit que durant huit jours je vécus dans une profonde angoisse. Dès qu'approchait un train, je fermais les yeux et me bouchais les oreilles, attendant avec épouvante le moment où, dans un fracas terrible, la maison, la route, la forêt, nous tous, enfin, allions voler dans les airs en mille miettes !
Et quand le train avait passé et que je rouvrais les yeux, j'étais tout stupéfait et ravi de me sentir encore vivant et de voir toutes les choses à leur place !
J'aurais pu m'épargner cette tension nerveuse en confiant mes terreurs à ma grand'mère, mais obscurément je les sentais absurdes et une instinctive pudeur me faisait taire.
IV
L'hiver fut très âpre. Les rouges-gorges venaient nous demander asile contre le froid en frappant du bec nos carreaux décorés par le givre. Nous leur ouvrions et ils allaient se poser, confiants, sur la corniche de notre cheminée. Ils s'ébouriffaient pour bien laisser arriver à leur petit corps transi toute la bonne chaleur et, réchauffés, nous remerciaient en entonnant à plein gosier leur plus riche chanson. Ils becquetaient les miettes de notre table, voletaient, allaient, venaient, comme chez eux, mais discrètement, en honnêtes oiseaux qui savent qu'il ne faut pas abuser de l'hospitalité.
Mon oncle allait chercher du bois dans la forêt. Il ramenait sur une brouette de pleins sacs de pommes de pins, qui claquaient dans le feu comme des amorces, et de grosses branches qu'il sciait en morceaux.
Grimpé sur une échelle, il ouvrait dans le plafond la trappe du grenier et nous les lui passions.
Un jour, l'échelle, pourrie, se rompit par le milieu, et il n'eut que le temps de s'agripper au rebord de la trappe où il resta suspendu. N'ayant pas d'autre échelle, il fut obligé de se laisser tomber et se foula le pied ; ce qui l'empêcha de travailler pendant huit jours et n'arrangea pas les affaires.
Quand la neige tombait, je restais des heures, le nez aux vitres, engourdi de tristesse à la regarder., C'était soit une fine poussière de farine dansant dans l'air et que la bise tout à coup emportait en longs voiles ; ou bien de larges flocons, lourds, silencieux, monotones, épaississant sans arrêt le beau tapis de velours blanc étendu sur la route. Mais quand arrivait le soir j'avais très peur des loups... ils venaient, paraît-il, rôder la nuit autour de la maison.
Un soir que je n'avais pas été sage, ma grand'mère parla de me jeter à eux et, comme je manifestais un doute sur leur existence, elle m'entraîna vers la fenêtre en me disant : « Tiens... les vois-tu » avec un tel accent de vérité, que je crus voir, en effet, dans la nuit, deux braises ardentes qui me fixaient ! Je me reculai épouvanté. Ma grand'mère, triomphante, m'embrassa en disant : « Ah !... tu vois ». Mais elle se serait bien gardée de m'effrayer si elle avait su combien j'étais impressionnable et comme dans ma petite tête persistaient les sujets d'effroi.
Je mis longtemps à m'endormir. Je sentais les loups rôder autour de la maison avec toutes sortes de fantômes, et malgré la respiration de ma grand'mère, que j'entendais toute proche, je n'étais pas rassure, me demandant anxieusement ri tout était bien fermé.
Longtemps je fixai la lueur amie du feu qui se mourait, épiant avec inquiétude les progrès de son agonie et redoutant l'instant où la chambre serait plongée dans les ténèbres.
Le lendemain, ma première pensée en me réveillant fut de demander à ma grand'mère s'il y avait eu beaucoup de loups.
— Beaucoup, répondit-elle... viens voir.
Je sautai à bas du lit et j'eus un frisson quand elle me montra à travers les vitres, dans la neige, des empreintes comme des trèfles noirs — celle de Prunette déjà partie en vadrouille !
Un gosse (1927)
roman par Auguste Brepson (1884-1927)
Préface par André-Charles Mercier
Première partie
- Chapitre 1
- Chapitre 2
- Chapitres 3 et 4
- Chapitre 5
- Chapitre 6
- Chapitre 7
- Chapitre 8 : Boulevard d'Italie
- Chapitre 9 : Rue de la Glacière
- Chapitre 10 : A la Butte-aux-Cailles
- Chapitre 11 : La cité Jeanne d'Arc
- Chapitres 12 et 13 : La vie, cité Jeanne d'Arc
- Chapitre 13 (suite) : Le marché Saint-Médard
- Chapitre 14 : La mort du père
- Chapitre 14 (suite) : Le marchand de jouet de la rue Nationale
- Chapitre 15 : Noël
- Chapitres 16 et 17
Deuxième partie
- Chapitre 1 : La rue Jeanne d'Arc
- Chapitre 2 : Chez les biffins
- Chapitre 3
- Chapitre 4 : Rue Clisson
- Chapitre 5
- Chapitre 6 : Sur la place Jeanne-d'Arc
- Chapitres 7 et 8 : Quatorze juillet, place Nationale
- Chapitre 9
- Chapitre 10 : Du côté de la Bièvre
- Chapitre 11
- Chapitre 12
- Chapitre 13
- Chapitres 14 et 15
Le texte reproduit est celui paru dans l'Œuvre du 18 janvier au 16 février 1936