Rue Clisson
"Un gosse"
roman par Auguste Brepson
Deuxième partie
IV
À l'automne, les fleurs meurent dans les bois et les dernières qui s'opiniâtrent à vivre sont vite ensevelies sous l'amas rouillé des feuilles.
Théophile s'en retourna donc à ses vagues occupations ; mais ma grand'mère, qui savait maintenant à quoi s'en tenir sur la vente en hiver de lacets, de pains de savon minéral et de mine de plomb, se mit en quête d'un moyen d'existence plus sûr. Elle finit par trouver des draps de soldats à faire chez elle. C'était un travail assuré, il est vrai, mais médiocrement payé : huit sous le drap et il fallait rudement tirer l'aiguille pour abattre ses quatre dans sa journée. Mais ma grand'mère se promit d'allonger celle-ci en se couchant tard et en se levant tôt.
Puis, une petite chambre pas chère se trouvant libre, à deux pas, rue de Clisson, elle la loua immédiatement, car si la cité lui avait toujours été odieuse, une sanglante battue policière qui venait d'y avoir lieu nous avait suffisamment terrifiés pour qu'elle sautât sur cette occasion d'en décamper.
Notre nouvelle demeure est une grande maison à balcon, qui de loin présente quelque apparence, mais qui de près n'est que misérable. Cependant, une population honnête et laborieuse l'occupe.
Elle a une large cour où des poules grattent le sol noir, une écurie, un hangar abritant les fûts et les haquets de marchands de vin, et, dans un coin, un tas de fumier d'où part une échelle aux marches branlantes allant s'appuyer à la lucarne d'un grenier. De cette lucarne, bientôt, quand j'aurai licence de jouer dans la cour avec les galopins de la maison, mon bonheur sera de m'élancer pour rebondir sur cet amas de paille putride.
Nous occupons au cinquième la dernière chambre, au bout du balcon, du côté de la place Nationale. Aussi loin que la vue porte ce n'est qu'une cohue de toits et de cheminées. Il fait chez nous très clair et, lorsque le regard plonge dans la rue, celle-ci parait toute sombre entre ses maisons galeuses et ses boutiques pauvres.
Il y a sur notre carré trois locataires. D'abord, en face, dans un galetas à tabatière, une pauvre femme (une Bretonne) qui fait des ménages. Elle vit avec sa fille, une malheureuse coxalgique de douze ans, incapable de marcher, et qu'elle laisse, quoique l'aimant beaucoup, dans une saleté repoussante. Puis c'est à côté un couple de Morvandiaux, avec un petit garçon de deux ans. L'homme est facteur au chemin de fer d'Orléans. Je m'étonne beaucoup de sa casquette dont le fond retombe sur l'oreille à la façon d'un bonnet de coton.
La cloison du côté de ces gens est très mince, et l'on entend tout ce qui se passe derrière. Je suis souvent réveillé la nuit par des bruits étranges, compliqués de craquements de sommier. L'homme dit des paroles incohérentes, voire des jurons, la femme pousse des gémissements comme si elle souffrait, et finalement le gosse s'en mêle en braillant comme un putois.
La première fois, l'œil écarquillé dans la nuit, j'écoutai cela très effrayé, me demandant quelle chose affreuse pouvait bien se passer là ; et je fus stupéfait, en même temps que rassuré, de n'entendre ma grand'mère manifester sur tout ce tapage d'autre sentiment que l'ennui d'être troublée dans son sommeil.
Ma curiosité est furieusement excitée, et cependant je n'ose, sans savoir pourquoi, questionner ma grand'mère.
Mais ce mystère me sera tout de suite expliqué par les gamins, dès que je descendrai jouer dans la rue.
La troisième locataire est une blanchisseuse, une grande brune, maigre et à l'œil de feu. Elle a quitté son mari, un alcoolique qui la rossait. Elle a aussi une petite fille presque de mon âge, atteinte d'épilepsie et en traitement à Villejuif.
Les femmes du voisinage redoutent cette blanchisseuse comme la peste : elle a, paraît-il, la réputation de débaucher les hommes. — Encore une chose obscure dont mes petits camarades me donneront aussi l'explication.
Un matin, lesté d'une ardoise et d'un crayon, je pars avec ma grand'mère, fort ému.
Je vais à l'école.
La veille, nous sommes allés trouver dans sa sacristie, l'abbé R..., curé de la paroisse, pour entrer gratuitement à l'école chrétienne.
C'est un grand sec, avec des petits pinceaux de poils gris qui sortent de son nez chaussé de conserves, et un visage osseux où la couperose emmêle sous la peau tout un grouillis de vermisseaux rouges.
À peine nous a-t-il aperçus que, devinant a notre aspect minable que nous venions quémander, il s'est écrié : « Je ne puis pas ».
C'était son mot, mais ce brave homme « pouvait » toujours quelque chose. Les mendigots le savaient bien : aussi en était-il toujours assailli d'une nuée.
A la fin, pour avoir la paix, il s'esquivait par des portes de derrière. Mais les gueux le guettaient et, dès qu'il paraissait, se lançaient à ses trousses, s'accrochaient à sa soutane. Pour s'en dépêtrer il leur donnait jusqu'à, son dernier sou, bien heureux encore, si quelques-uns, plus audacieux, ne le pourchassaient pas jusqu'à sa porte !... Mais là ils trouvaient à qui parler en la personne de sa servante, une solide matrone qui avait tôt fait de les expulser, — ce en quoi elle avait raison, car la plupart étaient d'ignobles poivrots qui convertissaient leur aumône en absinthes.
Naturellement il avait écouté ma grand'mère exposer sa requête.
Elle avait commencé par un préambule où elle protestait auprès de monsieur le curé de sa profonde dévotion, disant qu'elle avait été élevée dans la crainte de Notre-Seigneur, qu'il en avait toujours été ainsi dans sa famille, que son père, sa mère... Mais là-dessus l'abbé craignant sans doute que ma bonne grand'mère ne lui énumérât tous ses aïeux, l'avait coupée en lui demandant d'arriver au fait.
Alors elle lui avait expliqué que, quoique un peu souffreteux, j'étais en âge d'aller à l'école, mais qu'il lui répugnait de m'envoyer à « la laïque », qu'elle aurait préféré — de beaucoup ! — me mettre chez les frères, mais que, voilà... elle était bien pauvre... et que si c'était un effet de la bonté de monsieur le curé... Le reste s'était perdu dans un balbutiement.
L'abbé R... avait de nouveau lancé un énergique « Je ne puis pas ! »
Lui non plus n’était pas riche !... Il était même très pauvre... on le dépouillait, et bientôt il serait sur la paille, comme Job !... Du reste lui et « ces dames » charitables avaient assez comme cela d’élèves indigents pour lesquels ils payaient ... les classes en étaient encombrées !... non, cette fois, il ne pouvait pas... vraiment il ne pouvait pas...
Finalement, après m’avoir contemplé une seconde et tapoté la joue, il avait remis à ma grand’mère un mot pour le frère Charles directeur de l'école chrétienne rue D...
*
* *
Je m'en allais pour apprendre à lire, donc comprendre les belles histoires des images d’Épinal, cependant au lieu d’exulter je n’éprouvais plus que de l’angoisse, l’angoisse de tomber tout à l’heure, moi qui avais toujours vécu solitaire, parmi une bande d’inconnus et de ne plus sentir à mes côté ma grand' mère pour me protéger.
Aussi, tout en marchant, je lui tenais fortement la main, et j’avais envie de pleurer comme si je ne devais plus la revoir ! Il me ne l'avoir jamais tant aimée.
Le frère Charles nous dans la papeterie, une petite pièce obscure entourée de rayons et de tiroirs remplis de fournitures scolaires et qui servait aussi de bureau.
Haut de taille, large de carrure la face énergique et brune avec un pois de chair au coin de la lèvre rasée, des mains énormes, une soutane râpé luisante, une petite calotte au sommet du crâne et de gros souliers ferrés, tel était le frère Charles.
Il me parut formidable.
Il nous enveloppa d'un coup d'oeil, prit sans mot dire la lettre de l'abbé R... et la parcourut. Puis il me fit signe de le suivre.
Ma gra,nd'mère m'embrassa, voulut lui faire des recommandations, mais il l'écouta à peine. « Oui, oui, soyez tranquille..., allons..., je vous salue ».
Et le voilà parti à grandes enjambées, balançant ses gros poings à travers une large cour plantée de troncs noirs.
Je courais derrière lui, éperdu, les oreilles bourdonnantes, comme d'ans un brouillard.
Il ouvrit une porte et, brusquement, je me trouvai devant mille petites frimousses curieuses, mille paires d'yeux vifs qui me braquaient.
Aussitôt, sur une estrade, un grand diable de frère se mit à rouer de coups de règle son pupitre, priant que « l'on voulût bien, s'il vous plaît, ne par tourner la tête, et regarder le tableau. ! »
J'étais dans la sixième classe, la dernière.
Le frère Charles me désigna le bout d'une rangée, et j'allai m'asseoir auprès d'un petit blondin en tablier rose qui se serra vivement, tout glorieux d'avoir à côté de lui le « nouveau ».
L'air paisible de tous ces bambins qui s'étaient remis à suivre la leçon — des lettres d'un pied tracées à la craie sur le tableau noir — aussi bien que de me sentir confondu parmi eux et comme ignoré mirent tout de suite la paix dans mon âme.
Et en me voyant là, désormais écolier et sous la férule de ce long frère à face lunaire, en contemplant au mur, dans sa niche, et souriant à la classe, la petite sainte Vierge peinturlurée, je pensai à l'homme ,des « Trois sapins » et me dis que si c'était le diable, il en était pour ses frais !
Un gosse (1927)
roman par Auguste Brepson (1884-1927)
Préface par André-Charles Mercier
Première partie
- Chapitre 1
- Chapitre 2
- Chapitres 3 et 4
- Chapitre 5
- Chapitre 6
- Chapitre 7
- Chapitre 8 : Boulevard d'Italie
- Chapitre 9 : Rue de la Glacière
- Chapitre 10 : A la Butte-aux-Cailles
- Chapitre 11 : La cité Jeanne d'Arc
- Chapitres 12 et 13 : La vie, cité Jeanne d'Arc
- Chapitre 13 (suite) : Le marché Saint-Médard
- Chapitre 14 : La mort du père
- Chapitre 14 (suite) : Le marchand de jouet de la rue Nationale
- Chapitre 15 : Noël
- Chapitres 16 et 17
Deuxième partie
- Chapitre 1 : La rue Jeanne d'Arc
- Chapitre 2 : Chez les biffins
- Chapitre 3
- Chapitre 4 : Rue Clisson
- Chapitre 5
- Chapitre 6 : Sur la place Jeanne-d'Arc
- Chapitres 7 et 8 : Quatorze juillet, place Nationale
- Chapitre 9
- Chapitre 10 : Du côté de la Bièvre
- Chapitre 11
- Chapitre 12
- Chapitre 13
- Chapitres 14 et 15
Le texte reproduit est celui paru dans l'Œuvre du 18 janvier au 16 février 1936