Il passa lentement à travers les rangs des consommateurs, et disparut au
fond de la rue obscure. Il laissait une trace dans les cerveaux, une image singulière,
approfondie par les circonstances, par la disposition des esprits, par une apparition
brusque, nette et opportune :
— Qui que c'est ? demanda Pouraille.
— Ça doit être un type de la Confédération générale du travail, répondit
un typographe.
II
L'homme suivit d'abord la rue de Tolbiac, puis s'engagea par ces voies ténébreuses,
bordées de planches, de lattes et de pieux, qui montent vers la Butte-aux-Cailles.
Les oiseaux des réverbères dansaient dans leurs cages de verre. On apercevait
des terrains fauves, des chaînes de bosselures, des rampes de lueurs, des phares
dans un trou du ciel, et, du côté de la Butte, un nuage de feu pâle évaporé
sur Paris. Des lumières, encore mystérieuses, justifiaient tous les rêves des
contes, tous les frissons d'une immense et terrible réalité :
— La terre des esclaves ! grommela l'homme.
Sa voix était calme, une joie lente enflait sa poitrine. Il aimait la vie.
Même lorsqu'il criait des paroles amères ou que la révolte animait son geste,
il était dans un beau roman, inépuisable et frais. Comme les vrais optimistes,
il songeait à peine au passé, effleurait le présent et s'élançait dans le futur.
Il n'apercevait pas la mort ; il ne voyait pas même la vieillesse. Il n'en
croyait que son jarret inlassable, le feu rapide de sa pensée, les battements
d'un cœur flexible et fort. La souffrance passait sur lui en pluie féconde ;
sa colère était un bienfaisant orage.
Puis, il avait cette forte illusion de marcher contre les grands événements
qui circonscrivent la menue circonstance humaine : il ne sentait jamais qu'il
était la ride d'un flot, il se croyait le flot même.
Ses convictions, fixées en lui comme des écrous, l'accompagnaient dans la
joie comme dans la tristesse, devant une rue comme devant un fleuve. Et il était
si sûr que les peuples se délivreraient un jour !
Le vent soufflait, insinuant et velouté ; une haleine d'herbes alternait
avec les senteurs de crottin, d'asphalte suri, de chair humaine. L'homme grimpa
la Butte, et, par la rue des Cinq-Diamants, atteignit l'avenue d'Italie. Une
crapule terne pullulait dans les assommoirs. Un concert fulgurait de globes
violets et lilas. Et l'on apercevait les pâles poissons tapis dans les encoignures,
tandis que des marmites aux cheveux provocants tanguaient sous les réverbères.
L'homme jugea ce spectacle effroyable, mais il le considéra avec plaisir. Ensuite,
rétrogradant, il pénétra dans la rue Bobillot.
Au sixième d'une maison de coin, il trouva une vieille femme, un homme de
trente-deux à trente-cinq ans et un petit garçon qui l'attendaient. C'était
une chambre peinte, à la base, du chocolat rougeâtre qui plaît aux marchands
de vin. Plus haut, s'étalait un papier crème et carotte ; des oiseaux croupissaient
parmi des feuillages, des épines et des tournesols. Le plafond comportait deux
fausses poutres. Une table longue, fortement campée, était couverte de laine
sinople ; sous la lueur éparse d'une lampe à colonne, on apercevait des
livres ouverts pour la veillée : les Animaux excentriques, le Procès de la Brinvilliers,
les Aventures de Friquet dans la Sierra.
La vieille femme, l'homme et l'enfant se pressaient devant le survenant,
avec des visages hilares.
À cause de la dissimilitude des sexes et des âges, leur ressemblance avait
quelque chose d’effrayant et de baroque. C'étaient les mêmes visages à pans
— trois pans pour les fronts, quatre pour les mâchoires et les joues. Une peau
saumonée s'accrochait autour des nez en poivrière. Ils ouvraient des yeux concaves,
et comme tapissés de suie, des lèvres grenues, couleur de foie chez la vieille
femme, fraise des bois chez l'homme et merise chez l'enfant.
Une moustache poussiéreuse, pareille à un rouleau de fils de la Vierge, chenillait
sur la lèvre de l'homme ; la femme, à la même place, montrait une mousse
falote. Tous trois avaient du poil de brebis sur la tête, vieil argent chez
l'une, tabac turc chez l'autre, et presque citron chez le troisième. Leurs mains,
d'une structure fine et d'une mobilité expressive, allongeaient des doigts rouges ;
ils avaient les épaules en pente de toit, les muscles maigres et rapides.
— On ne t'attendait plus, mon François, dit la vieille en se jetant à son
cou.
Derrière
le nom de J.-H. Rosny se cachaient les frères Joseph Henri Honoré Boex (1856
- 1940) et Séraphin Justin François Boex (1859 - 1948), tous deux nés à
Bruxelles. Après leur séparation en 1908 — l’année de la présente nouvelle
— ils poursuivirent des carrières l’un sous le nom de J.-H. Rosny aîné,
l’autre sous celui de J.-H. Rosny jeune. J.-H. Rosny aîné est aujourd’hui
considéré comme l’un des précurseurs de la science-fiction.
De la place d'Italie à la Bièvre via l'avenue de la soeur Rosalie et la ruelle des Reculettes
Dans ce roman paru en feuilleton dans Le Matin, Georges Spitzmuller et Armand Le Gay emmènent leur lecteur sur la piste de M. Ducroc, chef de la sûreté, pour qui le XIIIe arrondissement n'avait pas de secret.
Un homme s'arrêta sur la route, près de Gentilly. Il considéra le paysage misérable et puissant, les fumées vénéneuses, l'occident frais et jeune comme aux temps de la Gaule celtique. Si l'auteur nomme une poterne des Tilleuils, c'est bien de la poterne des Peupliers dont s'agit.
Un des coins de Paris, misérable et sinistre. La longée des fortifications plantées d'arbres en double ou triple rangée, le côtoie pourtant de verdures plaisantes durant la belle saison, mais, en réalité, sépare pour ainsi dire cette région parisienne du reste du monde. Du haut de la rue des Peupliers...
C'est là un quartier étrange, inconnu, à peine soupçonné de la part des Parisiens... Où Emile Gaboriau fait découvrir le quartier Croulebarbe à ses lecteurs.
La cité Jeanne-d'Arc est ce vaste ensemble de bâtiments noirs, sordides et lugubres percés comme une caserne de mille fenêtres et dont les hautes façades s’allongent rue Jeanne-d'Arc, devant la raffinerie Say.
L'homme suivit d'abord la rue de Tolbiac, puis s'engagea par ces voies ténébreuses, bordées de planches, de lattes et de pieux, qui montent vers la Butte-aux-Cailles. Les oiseaux des réverbères dansaient dans leurs cages de verre. On apercevait des terrains fauves, des chaînes de bosselures, des rampes de lueurs, des phares dans un trou du ciel, et, du côté de la Butte, un nuage de feu pâle évaporé sur Paris...
Le 20 février 18.., un dimanche, qui se trouvait être le dimanche gras, sur les onze heures du soir, une ronde d’agents du service de la sûreté sortait du poste de police de l’ancienne barrière d’Italie. La mission de cette ronde était d’explorer ce vaste quartier qui s’étend de la route de Fontainebleau à la Seine, depuis les boulevards extérieurs jusqu’aux fortifications. Ces parages déserts avaient alors la fâcheuse réputation qu’ont aujourd’hui les carrières d’Amérique.
Depuis toujours on habitait, mon père et moi, sur la Butte-aux-Cailles ; encore aujourd'hui, ce quartier-là n'est guère pareil à tous les autres. Mais si vous l'aviez vu du temps que je vous parle ! Des cahutes s'accrochaient à la butte comme des boutons au nez d'un galeux ; ça grouillait de gosses et de chiens, de poux et de puces...
C’est un quartier peu connu des Parisiens que celui qui se trouve entre la Maison-Blanche et la Glacière ; on sait vaguement qu’il y a quelque part par là une petite vallée, mais comme la rivière qui l’arrose est la Bièvre, on dit et l’on croit que cette vallée est un des endroits les plus sales et les plus tristes de la banlieue de Paris. Il n’en est rien cependant, et l’endroit vaut mieux que sa réputation.
Deux commis voyageurs, arrêtés hier après-midi dans un bar de la rue de Tolbiac, discutaient devant les deux bocks qu’ils avaient commandés pour étancher leur soif... (1901)
Celui-ci leur dit qu'en effet, la veille au soir, vers 9 heures 1/2, une dame, répondant au signalement donné, lui avait demandé son chemin pour aller boulevard Masséna, numéro 15, mais qu'il ne l'avait plus revue. Ces messieurs suivirent le boulevard Masséna, où ils cherchèrent en vain le numéro 15, qui n'existe pas.
Un plan ayant pour but l'assainissement général du quartier de la Glacière et de la Bièvre et le dessèchement des marais qui rendent cette région à peu près inhabitable... (1881)
Cette grave affaire à laquelle nos confrères attribuaient, il y a deux jours, un caractère fantaisiste, est entrée dans une phase nouvelle qui forcera, nous l'espérons, les plus incrédules à s'incliner et à avouer que le service des informations de la Presse justifie une fois de plus sa réputation d'être un des mieux et plus exactement renseignés.
Les quartiers de la Gare, de la Maison-Blanche et de Croulebarbe ont été, hier, eu liesse à l'occasion de la visite du Président de la République. M. Félix Faure a présidé à la double inauguration du nouveau pont de Tolbiac et de la Crèche-Dispensaire de la Maison-Blanche. (1895)
Chaque soir, à la fête de la place d'Italie, Oscar faisait la joie des spectateurs par ses facéties, par le vacarme étourdissant qu'il menait. À lui seul, il faisait, recette. C'est dire si son patron avait une grande estime pour lui ...
Mme Victoire Arnaud, trente-deux ans, épouse divorcée de M. Gehier, est marchande des quatre-saisons. Elle demeure 7, rue Strau, et son travail opiniâtre lui a permis de faire quelques économies. Elle a pu soulager ainsi la détresse de son frère François Arnaud, vingt-huit ans, ouvrier en chômage, marié et père de cinq enfants.
Quand on visite les Gobelins, on ne peut s'éviter de remarquer l'état singulièrement délabré du célèbre établissement. C'est qu'en effet il saute aux yeux, et je ne sais pas de spectacle plus affligeant que l'apparente ruine de ce qui demeure, après plus de trois siècles, une des vraies gloires de la France. (1894)
L'humanité de quelques passants matinaux était choquée, hier, vers 5 heures, rue des Cordelières, par une scène effectivement étrange. Une marâtre — vraisemblablement — allant et venant sans souci de l'air frais, cruel aux petites bronches, promenait une voiture de bébé dans laquelle se distinguait un pauvre petit corps d'enfant.