Pauvres Ruisseaux
L’Aurore — 20 janvier 1912
Elle est instructive, l'histoire que l'un de nos confrères raconte sur un ruisseau francobelge, sur l'Espierre.
L'Espierre est un tout petit filet d'eau. Les dictionnaires l'ignorent Mais ses riverains le connaissent trop. II infecte l'atmosphère, et déshonore la campagne. Le liquide visqueux qui, lentement, tel un jus gras, fétide, glisse à travers un sombre coin de notre Flandre, franchit la frontière, et va gâter l'air de Belgique, est un terrible bouillon de culture. Les résidus des usines du Nord, pays houiller, pays textile, pays de travail interne, se dissolvent ou se déposent dans ces quelques gouttes, sorties claires de leur source, et bientôt lourdes de cellules corrompues et de germes dangereux... Bref, un fléau.
Depuis cinquante années, parait-il, on cherchait à guérir le mal. Le remède en fut trouvé en 1888. Mais inventer n'est rien. Réaliser pratiquement est tout. Le procédé ne sera appliqué, dit-on, que dans quelque temps. Alors l’Espierre redeviendra quasi pure, et au moins inoffensive. Décanter l'eau dans des bassins, et une fois le dépôt formé, — dépôt dont on tirera peut-être parti, soit en le brûlant, soit en répandant sur les terres maigres, — traiter l'eau allégée par des réactifs, et la filtrer ensuite sur tourbe et rognures de fer.
Cette histoire ne nous fait-elle pas faire un retour sur notre Espierre à nous, Parisiens, sur cette Bièvre infortunée, plongée dans un in-pace vivante et pourrie, qui circule sous les pavés de deux arrondissements ? Les enfants d'aujourd'hui ne savent même pas que la Seine reçoit, à Paris, un affluent. Ils n'ont jamais vu les eaux de la Bièvre.
J'en ai connu les derniers vestiges. C'étaient, au pied de maisons lépreuses, encastrées entre des quais moisis, un purin jaune, épais, nauséabond. Quand le soleil brillait, ce purin devenait parfois une merveille de coloris. Les taches d'huile qui s'étalaient à sa surface devenaient des plaques de nacre irisée, Les reflets du ciel bleu éclairaient ce miroir infime, le rendaient transparent et fin. Cette décoction animale, cette eau sale des blanchisseries, des tanneries et des teintureries du quartier des Gobelins se parait de nuances inconnues, harmonieuses ci superbes... Mais le parfum persistait. Il était épouvantable. Le cuir, ou plutôt les dermes sanglants et verdis de bœufs écorchés depuis longtemps lui donnaient du montant, une âcreté vigoureuse.
Depuis la poterne des Peupliers, où la Bièvre entre à Paris, à travers les rues Kuss, Henri Pape, de la Colonie, sous la rue Brillat-Savarin, — coïncidence qui fait frémir ! — sous la rue Vergniaud, la ruelle des Gobelins, derrière les murs de la rue Censier et de la rue Buffon, la Bièvre circulait, on la sentait... Des gaz infects, s'échappaient de cet égout. Ils formaient des bulles à la surface. Parfois des bouillonnements, des glouglous agitaient sa surface.
L'édilité parisienne, émue, chercha à sauvegarder la santé des travailleurs. On ne trouva rien de mieux que de murer le monstre. Peu à peu, pavés et ciment emprisonnèrent la pauvre Bièvre, cette vieille servante, si utile ; elle est invisible à présent.
L'Empierre a plus de chance. Si le traitement qu'on va lui faire subir eût été appliqué à la Bièvre, elle eût encore reflété le ciel et charmé les artistes. Ne l'oublions pas trop vite.
F. Robert Kemp.
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