Entre chiffonniers
Le Matin — 7 juillet 1899
Tout au bout de Paris, là-bas, rue Nationale, dans le treizième arrondissement, il existe deux cités, qui renferment une population très turbulente de chiffonniers et de gens sans aveu. La première est la cité Jeanne-d'Arc, la seconde, la cité Doré. Or, les « gars de la Jeanne-d'Arc », nouveaux Capulets, vivaient en très mauvaise intelligence avec ceux de « la Doré » modernes Montaigus, et, de chaque côté, la coupe ces messieurs disent la malle était pleine. Il fallait peu de chose pour la faire déborder.
Eh bien ! ça a débordé avant-hier soir, à sept heures et demie précises, et savez-vous pourquoi Non, n'est-ce pas ! Parce que les habitants de « la Jeanne-d'Arc » tenaient pour M. Quesnay de Beaurepaire, tandis que ceux de « la Doré » manifestaient ouvertement leur antipathie pour l'ancien président à la Cour de cassation. Sur la place Pinel, tout proche du boulevard de la Gare, une bataille homérique s'est engagée entre les admirateurs et les ennemis de notre confrère aux épaules désormais veuves d'hermine. Non seulement le combat fut homérique, mais encore meurtrier.
Jugez plutôt !
Après s'être rencontrés sur la place Pinel, les champions des deux partis, au nombre d'une cinquantaine, ont commencé par s'invectiver, puis ils en sont venus aux mains. Ensuite, les revolvers sont entrés en ligne, et, tant dans un camp que dans l'autre, près de deux cents coups de feu furent tirés. Et savez-vous qui fut atteint ? Les passants, les inoffensifs passants qui n'avaient pu s'empêcher de badauder autour du champ de bataille.

C'est d'abord un employé de la Ville de Paris, M. Léon Houtin, âgé de trente-trois ans, demeurant rue du Chevalleret, qui a reçu une balle dans la cuisse gauche et que l'on a dû transporter à l'hôpital de la Pitié. C'est ensuite M. Pascal Lelong, employé de commerce, âgé de quarante-deux ans, demeurant 42, rue Geoffroy-Saint-Hilaire, qui été atteint légèrement à la tête. Quant aux combattants, un seul a pu être arrêté par les quinze agents accourus pour les séparer.
Le prisonnier de la police est un jeune homme, Louis Thérot, âgé de vingt ans. M. Rochet, commissaire de police, dans le quartier duquel s'est passé ce fait peu banal, va s'efforcer de découvrir les adversaires.
En attendant, les gens de la « Jeanne d'Arc » et ceux de la « Doré » s'observent, et les revolvers sont toujours armés dans les poches.
A lire également
Une version guère plus sérieuse des événements, celle du Petit-Parisien :
Une bagarre Place Pinel - 1899
On fera davantage confiance au récit paru dans La Justice, le journal de Georges Clémenceau :