On découvre dans un cinéma le cadavre coupé en morceaux de la petite Barbala disparue le mois dernier
Le Journal — 29 septembre 1922
Un crime atroce qui ne peut être que celui d'un sadique ou d'un fou a été découvert l'avant-dernière nuit, au cinéma « Madelon », 174, avenue d'Italie.

C'est une petite salle de quartier qui peut contenir tout au plus cinq à six cents spectateurs et qu'exploitent depuis 1920 deux associés, MM. Cuvillier et Thiéry. La salle se termine, au fond, par une petite scène, sur laquelle est installé l'écran.
Un couloir assez étroit contourne cette scène à laquelle on accède par deux portes.
Au-dessous du « plateau » est un petit espace vide qui sert de débarras et où de tout temps s'entassèrent vieilles ferrailles et accessoires brisés ; on y accède par une sorte de volet, haut à peine de 80 centimètres. Or depuis une huitaine de jours — certains disent qu'il y a plus longtemps — les habitués du petit cinéma se plaignaient de mauvaises odeurs qui semblaient provenir de la scène. Elles étaient plus incommodantes encore près de l'écran et dans le couloir.
Avisé, M. Thiéry ordonna au jeune garçon chargé du nettoyage de la salle, Gaston Philippot, âgé de dix-huit ans, de jeter du crésyl sous le plateau. Rien n'y fit, l'odeur, chaque jour, devenait plus insupportable.
Avant-hier, lorsque le spectacle fut terminé, c'est-à-dire vers 23 heures 30, M. Thiéry décida d'explorer le réduit lui-même.
Il appela son opérateur, M. Bovery, qui demeure 76, rue Pierre-Larousse, et commença les recherches.
Une rapide inspection à l'orchestre lui donna la certitude qu'il n'y avait là rien de suspect ; sur la scène, d'ailleurs nettoyée quotidiennement, rien non plus, pas plus que dans le petit couloir qui la contourne.
M. Bovery, guidant toujours les recherches de sa lampe électrique, ouvrit alors le volet qui permet d'accéder sous le plateau ; il entra là en se baissant.
Personne depuis longtemps ne s'y était risqué; le dernier nettoyage remontait à la prise de possession du local par MM. Cuvillier et Thiéry. M. Bovery s'avança parmi les toiles d'araignées et la poussière; l'odeur, toujours plus forte, l'attira vers le coin opposé à l'entrée.
Il aperçut alors une masse informe, une sorte de paquet visqueux calé dans un angle. Il crut d'abord qu'il s'agissait d'un cadavre d'animal, mais lorsqu'il se fut approché davantage, il reconnut des débris humains entassés. Horrifié, il recula et, sortant en hâte du réduit, prévint M. Thiéry.
« Il y a un cadavre sous la scène, lui dit-il, j'en suis certain ; je l'ai vu ! »
Étonné, M. Thiéry se glissa à son tour sous le plateau et constata la présence du corps. Immédiatement il s'en fut au poste de police de la rue Bobillot où, en quelques mots, il raconta au brigadier de service la lugubre trouvaille de son employé ; deux agents, aussitôt envoyés, la contrôlèrent. M. Frédérique, commissaire du quartier de la Gare, chargé de l'intérim du quartier de la Maison-Blanche, fut alors avisé et, dès la première heure, il se rendait avenue d'Italie. Après avoir lui-même constaté l'horrible chose, le magistrat prévint la police judiciaire. Bientôt M. Guillaume, commissaire à la direction de la police judiciaire, était là, puis ce fut le parquet : MM. Bacquart, juge d'instruction, assisté de M. Crosnier, greffier ; Guigne, substitut du procureur de la République, et le docteur Paul, médecin légiste.

On pénétra de nouveau dans le réduit.
Les débris étaient là, entassés régulièrement « comme du bois », noirs de pourriture, horribles. Le corps — celui d'une fillette de dix à douze ans — avait été sectionné en huit morceaux : les jambes, coupées aux cuisses et aux genoux, en formaient quatre; les bras deux autres; le tronc et la tête les deux derniers. Les membres avaient été soigneusement désarticulés. Le corps était nu, à l'exception des pieds, qui portaient des souliers montants noirs et des bas également noirs.
Aux oreilles de l'enfant pendaient encore de petites boucles en métal.
Un à un, les lugubres débris furent déposés sur une table, près de la scène, et minutieusement examinés par le docteur Paul.
La mort remontait à près d'un mois ; le praticien ne put préciser tout de suite si la pauvre petite victime avait été avant son assassinat victime de violences encore plus odieuses. L'autopsie, qui doit être pratiquée aujourd'hui même, permettra d'ailleurs, seule, de l'établir. Sous la scène on ramassa encore des morceaux d'étoffes, de vêtements, un tablier, un pantalon.
L'âge de l'enfant, la date approximative de sa mort, les objets qu'on avait retrouvés amenèrent M. Guillaume à supposer qu'il s'agissait là du cadavre de la petite Barbala, qui, voici un mois, disparut si mystérieusement de chez sa mère, 4, boulevard de Port-Royal. Immédiatement, sur ses ordres, des inspecteurs de la police judiciaire s'en furent, boulevard de Port-Royal, chercher le beau-père de la fillette, M. Oudin ; d'autres se rendirent 22, rue Saint-Sébastien, où demeure une des tantes de l'enfant, Mme Depouille, qu'ils ramenèrent.
Mis en présence du cadavre, ni l'un ni l'autre, étant donné son état de putréfaction, ne purent affirmer que c'était bien celui de la pauvrette ; mais ils reconnurent, celle-ci les boucles d'oreille de la petite Suzanne, celui-là ses chaussures et ses bas.
M. Oudin, en outre, identifia la fillette grâce à sa dentition particulière.
Le doute n'était plus possible : il s'agissait bien de Suzanne Barbala. C'était bien elle la victime de ce crime épouvantable.
L'enquête
Par qui la pauvre enfant a-t-elle été si atrocement dépecée ? On se rappelle dans quelles circonstances elle disparut de chez sa mère : chargée de deux commissions à faire, l'une à la pharmacie Clémençon, 74, avenue d'Italie, l'autre chez sa grand-mère, Mme Oudin, 2, avenue du Cimetière-Parisien, au Kremlin-Bicêtre, elle quitta la maison à 1 h25..
Laissons parler ici M. Oudin, que nous avons vu hier matin, combien ému, on le devine :
Suzanne était une gentille enfant, mais de caractère plutôt renfermé et méfiant, nous a-t-il dit. Elle se liait très difficilement. Elle disparut un vendredi; elle était rentrée ici la veille d'un séjour d'un mois chez des cousins habitant Viernes, en Seine-et-Oise. Comme elle était très sérieuse, on lui confiait volontiers des commissions. Elle partit ce jour-là, comme les autres, avec six francs qui devaient lui servir pour ses achats. Elle sortait rarement seule ; toutefois, régulièrement, le jeudi et le samedi, elle se rendait au Kremlin chez ma mère; est-ce pendant ces voyages, qu'elle faisait seule, qu'elle a rencontré et connu quelqu'un, je l'ignore comme vous. Comment, elle, si « sauvage », aurait-elle eu assez de confiance pour se lier d'amitié avec quelqu'un, accompagner cet inconnu au cinéma d'abord, ensuite chez lui, enfin le suivre sait-on où ?
Les camarades d'école de Suzanne Barbala nous ont dit aussi combien elle se méfiait. Jamais on ne la vit avec quiconque. La concierge de l'immeuble où elle habitait avec sa mère nous a confirmé ces renseignements. Qu'en conclure ? Jusqu'ici le mystère le plus complet entoure cet horrible drame. Quand, où, comment, la pauvre petite a-t-elle rencontré celui qui l'a assassinée si lâchement ? Où le crime lui-même a-t-il été accompli ?
Pas au cinéma, en tout cas. Nulle trace de sang sur les murs. La salle ouvre ses portes chaque soir vers 19 h. 30. Il s'y trouve toujours quelqu'un de cette heure jusqu'à celle de la fermeture. Le jeudi et le dimanche, jours de matinée, l'établissement ouvre à 13 heures, mais il est encore gardé. Un seul point sur lequel il n'y ait aucun doute possible : l'assassin, pour avoir ainsi caché les restes de sa victime, connaissait parfaitement les aîtres.
Mais comment a-t-il pénétré dans le cinéma qui, les jours où on ne joue pas, est fermé par de lourdes grilles cadenassées ?
La clef de ces grilles est à double exemplaire : l'un est réservé à l'opérateur; l'autre, déposé chez un ami du directeur, M. D., restaurateur, 172, avenue d'Italie, reste enfermé dans sa caisse et n'est confié qu'aux nettoyeurs, Mme Philippot et son fils ou à MM. Thiéry ou Cuvillier.
Les musiciens, une pianiste, et, par intermittence, un violoniste, instituteur dans une école voisine, ne viennent que le soir, ainsi que la caissière. Aucun d'eux ne sait rien ni n'a rien vu.
Tel demeure le problème à résoudre.
Aucun indice, aucune trace. Un moment, hier, on avait orienté les recherches du côté d'un excentrique bien connu dans le quartier ; ces recherches jusqu'à maintenant n'ont rien apporté et le mystère reste entier.
Puisse-t-on bientôt retrouver le misérable qui, comme un fauve, déchiqueta le corps de' la pauvre gamine. Ce second Soleilland, on en conviendra, ne méritera guère de pitié.
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