Une nouvelle afFaire Soleilland
Suzanne Barbala, disparue depuis le 1er septembre, avait été assassinée
Son corps, coupé en huit morceaux, est retrouvé sous la scène d’un cinéma de l’avenue d’Italie
Le Petit-Parisien — 29 septembre 1922
C'est une nouvelle affaire Soleilland : un misérable, encore inconnu, a assassiné une fillette de onze ans après avoir tenté d'abuser d'elle et a coupé le cadre en huit morceaux, qu'il est venu cacher dans les « dessous » d'un cinéma de l'avenue d’Italie.

Le nom de la petite victime, Suzanne Barbala, vient s'ajouter à ceux de la petite Alice Neut, de la petite Chaize, assassinée à Montmartre par le Belge Dhuycoq, et de Marthe Erbelding, victime, comme, elles, du plus odieux des crimes.
Nous avons été les seuls à annoncer, hier, la découverte des lugubres débris, au milieu de la nuit et dans des conditions qui ne permettaient pas encore d'en établir l'identité.
Voici, reprise à son début, la genèse de cette effroyable tragédie.
La disparition
Suzanne Barbala était une fillette enjouée, gaie, grande et forte pour son âge, à la longue et épaisse chevelure châtain clair, dont les yeux gris bleu riaient toujours. Elle était pourtant fort réfléchie et réservée, et même, affirment les siens, assez sauvage avec les gens qu'elle ne connaissait pas.
Le 1er septembre dernier sa mère l'avait envoyée chez sa grand'mère, Mme Oudin, qui habite, 2, avenue du Cimetière-Parisien, à Bicêtre, pour la prier de venir le soir dîner boulevard de Port-Royal.
En passant, la fillette devait s'arrêter, 76, avenue d'Italie, à la pharmacie Clémençon, qui se trouvait sur sa route, pour y faire préparer un médicament. La jeune Suzanne partit de chez elle vers une heure et quart de l'après-midi.
Le soir venu, à la grande stupéfaction de sa mère et de l'ami de cette dernière, M. Oudin, elle n'était pas revenue. Chose étrange, Mme Oudin, qui aurait dû être là pour dîner, ne parut pas.
Inquiets, les parents de la fillette se rendirent à Bicêtre, se demandant ce qui avait bien pu se passer. Leur stupéfaction, comme celle de la grand'mère, fut grande lorsque cette dernière leur déclara n'avoir vu sa petite-fille à aucun moment.
Bien vite, ils rentrèrent Paris et c'est en vain que, pendant une partie de la nuit, ils poursuivirent leurs recherches dans le quartier qu'ils habitent. Personne parmi leurs connaissances n'avait vu l'enfant.
Seul le pharmacien de l'avenue d'Italie put donner une indication. La petite Suzanne était bien venue chez lui vers deux heures, lui demandant de refaire des cachets dont il avait déjà l'ordonnance. Elle apportait d'ailleurs la boite. Sur sa demande, la fillette répondit qu'elle repasserait prendre livraison de ses cachets vers cinq heures, en revenant de Bicêtre, où elle allait voir sa grand' mère.
Puis elle sortit de la pharmacie, se dirigeant vers la barrière d'Italie. Nul depuis lors ne la revit, car l'après-midi tout entier s'écoula sans que Suzanne Barbala revînt chercher la boite de médicaments préparée à son intention.
Dès le lendemain, ses parents s'adressaient à la préfecture de police. Mais les plus minutieuses investigations prescrites par M. Guillaume, commissaire à la police judiciaire, demeurèrent infructueuses. Et ce fut en vain que, par les soins de M. Ducrocq, chef du service, une circulaire détaillant le signalement de la fillette et explosant les circonstances de sa mystérieuse disparition fut envoyée un peu partout.
On ne devait retrouver d'enfant que morte, et dans quelles horribles circonstances !
« Madelon-cinéma »
Dans la longue et populeuse avenue d'Italie, au 174, un petit cinéma blanc. On entre : une longue salle, sans loges, ni balcons, aux murs bruns —sang séché — et, dans le fond, une scène minuscule, sur laquelle l'écran se dresse, tout blanc comme un suaire, sous la pauvre lumière qui tombe des vasistas.
Sur le devant de cette scène, le trou du souffleur car, avec le cinéma, art muet, il faut prévoir les intermèdes. La trappe qui masque le trou, quand nous arrivons, est baissée.
On ouvre la trappe. Alors, de ce trou sombre, souffle un air froid qui sent la cave et le cadavre. C'est là-dessous que le petit corps a été trouvé. Et voici comment.

Depuis trois semaines environ, le personnel du cinéma était incommodé par des émanations qui se répandaient dans la salle, sans qu'on sût, au juste, d'où elles prouvaient venir.
Avant-hier soir, les spectateurs se plaignirent.
La pianiste, dont l'instrument est adossé au trou du souffleur, faisait, chorus et précisait que la mauvaise odeur venait de derrière l'écran.
Le directeur. M. Thierry, chargea alors un jeune homme de dix-sept ans, Gaston Philippot, qui est chargé du nettoyage de la salle, de visiter la scène.
Sur le « plateau » derrière l'écran, rien. Mais pour y accéder, on passe devant une petite porte, étroite et basse, qui donne sur les « dessous », consistant en un obscur réduit, long de quatre mètres sur trois de large, et bas à tel point qu'on n'y peut marcher que courbé en deux.
Gaston Philippot y pénètre, puis recule incommodé par l'odeur :
— C'est là patron, dit-il ; il doit y avoir là un chien ou un chat.
— Jettes-y du crésyl ! ordonne le directeur. On verra plus tard…
On découvre le cadavre dépecé
On jette du crésyl. Et le spectacle continue…
Sur l'écran passent des films comiques, et l'Affaire P… drame poignant, dit l'affiche. Les spectateurs assistent à des enlèvements, des poursuites, des meurtres. Ils s'émeuvent.
Mais, juste au-dessous de l'écran, il y a, violenté et découpé eu huit morceaux, le corps d'une pauvre fillette, héroïne d'un « drame poignant », celui-là aussi, et malheureusement véritable.
Cependant, le spectacle s'achève tout le monde s'en va. Il ne reste là que le directeur et son employé. Ce dernier paraît très décidé à retourner dans le réduit.
— Va chercher le cordonnier, fait le directeur qu'une exploration dans les « dessous » ne tente pas davantage.
Le cordonnier se récuse. Enfin, le marchand de vins voisin accepte.
À la lueur d'une lampe électrique portative, les deux hommes s'enfoncent dans le réduit. Ils marchent, courbés, les pieds dans une poussière noirâtre, suffoqués par une odeur infecte.
À droite, un vieux radiateur est écroulé. Ils le soulèvent : rien derrière. Tout à fait au fond, à gauche, contre le mur, une lourde plaque de tôle: ils la soulèvent. Horreur !... Sept morceaux de chair putréfiée sont là, soigneusement alignés. Une petite tête aux cheveux longs surmonte le tout.
Les deux hommes reculent épouvantés. Et la police fut prévenue.
Crime de carabin ou de boucher
A la première heure, hier matin. MM. Guillaume, commissaire, remplaçant, M. Ducrocq, directeur de la police judiciaire, actuellement en congé et Frédérique, commissaire de police du quartier arrivaient au « Madelon-Cinéma ».
Les inspecteurs qui assistaient les magistrats se mirent en devoir d'apporter hors df réduit les lugubres débris. Au môme instant survenaient MM. Donat-Guigue, substitut ; Bacquart, juge d'instruction son greffier. M. Crosnier ; le docteur Paul, médecin légiste.
Les premières constatations firent apparaitre que les jambes avaient été sciées une première fois au-dessous du genou, puis plus haut à la naissance du fémur, ce qui constituait quatre fragments. Les quatre autres étaient formés par la tête détachée vers le milieu du cou, le tronc et les bras.
Tout le corps était nu, à l'exception des pieds, sur lesquels l'assassin avait laissé les chaussettes et les chaussures, forme Balmoral.
Le docteur Paul examinant sommairement ces tristes débris, put tout de suite donner aux magistrats instructeurs une indication qui a certainement sa valeur. Le découpage avait été pratiqué à l'aide d'une scie par un individu opérant avec une très grande sûreté. Les sections très nettes indiquaient que le dépeçage était l'œuvre d'un homme très habile et avant peut-être une certaine habitude.
C'est un crime de carabin ou de garçon boucher, nous dit un inspecteur familiarisé avec ces lugubres trouvailles.
« C'est bien ma pauvre Suzanne »
Quant au reste des constatations, le médecin légiste se réserva d'y procéder quand le cadavre, serait à la Morgue, soit cet après-midi.
Tout de suite, M. Guillaume qui, depuis le 1er septembre, ne cessait de faire rechercher Suzanne Barbala, pensa que les tristes restes qu'il avait sous les yeux pouvaient bien être ceux de la fillette.
Aussitôt il envoya chercher M. Oudin, le beau-père de l'enfant et sa tante, Mme Dépouille, demeurant rue Saint-Sébastien.
Le visage était méconnaissable et nul n'aurait pu se prononcer dam ces conditions. Mais M. Oudin, sans être très affirmatif, émit l'opinion que le cadavre devait bien être celui de sa belle-fille. Il basait cette hypothèse sur ce fait que chez la petite Suzanne, les dents du maxillaire supérieur avaient une disposition assez particulière, disposition qu'il retrouva exactement en examinant la mâchoire de la victime.
Mme Depouille devait, d'ailleurs, confirmer les dires de M. Oudin. Elle reconnut, dans des boucles ornées de pertes laissées par l'assassin aux oreilles de la fillette assassinée, de modestes bijoux appartenant à sa nièce.
C'est bien celles de Suzanne ! Oui, c'est la pauvre petite, gémit la malheureuse femme.
Il ne pouvait y avoir aucun doute. Suzanne Barbala était bien la victime de ce crime épouvantable.
Chez les parents
Lorsque nom nous sommes présenté au domicile de Mme Barbala, 4, boulevard de Port-Royal, la malheureuse mère n'avait pas encore connaissance de l'horrible nouvelle. Ses parents, d'ailleurs, pour lui éviter une émotion, qui, étant donné son état de santé, risquerait d'être mortelle, se sont décidés à ne lui dévoiler que tout doucement la tragique réalité.
Aussi bien, est-ce M. Oudin, l'ami de Mme Barbala, qui répond nos questions :
Encore que nous nous efforcions de cacher à ma femme la vérité, je doute que puissions longtemps la lui celer. Depuis un mois bientôt que l'enfant avait disparu il ne s’écoulait pas de jour qu'elle n'ait de crise de larmes et c'était un navrant spectacle que de voir ainsi pleurer cette malheureuse, bien qu'elle n'eût pas encore perdu tout espoir de la retrouver.
Mais maintenant ? Car il n'y a pas de doute, le cadavre retrouvé avenue d'Italie est bien celui de la petite Suzanne. Ses boucles d'oreilles attestent que c'est bien elle.
Mais ce qui me surprend, poursuit M. Oudin, en dominant son émotion, c'est que la fillette, qui était très intelligente — elle était en tête de la classe à l'école qu'elle fréquentait rue de l'Arbalète — et qui, au surplus, était craintive et taciturne, ait pu être ainsi emmenée pur un inconnu ! Par quel stratagème son assassin, a-t-il pu gagner sa confiance ? C'est une question que je n'arrive pas à résoudre. Rentrée le 31 août de la campagne, Suzanne, le 1er septembre, nous avait quittés, vers 1 h. 30, pour se rendre chez ma mère, qui habite le Kremlin-Bicêtre.
Comme déjà elle y était allée seule, nous l'avons laissée partir en lui confiant une ordonnance à remettre à un pharmacien de l'avenue d’Italie, ordonnance qu’elle devait reprendre à son retour de Bicêtre. Son passage a été contrôlé chez le pharmacien. Après on perd sa trace. Vous savez le reste.
Et c'est en déplorant de n'avoir pas accompagné la malheureuse petite victime que M. Oudin met fin à l'entretien.
Par qui ? Comment ? Où ?
Il est vraisemblable que dans le trajet qu'elle suivait pour aller de la pharmacie Clemençon à Bicêtre, et qui passe, par les fortifications, la porte d'Italie, la zone militaire, que la petite Barbala a rencontré celui qui devait l'assassiner. Il existe là, quantité de petites et légères constructions, isolées les unes des autres par de minuscules jardinets, des cahutes servant à entreposeur des outils dans lesquelles la fillette a bien pu être attirée et où le crime a pu être commis.
Car les magistrats paraissent, écarter l’hypothèse du drame horrible se déroulant tout entier sous la scène du cinéma « La Madelon », à la suite de cette constatation qu'on ne trouve là aucune trace de sang.
Son crime accompli, l'assassin, qui devait fort bien connaitre le cinéma, est venu cacher les tristes restes de sa victime sons le plateau de cet établissement, persuadé qu'on ne viendrait jamais les chercher là. Il est de fait que, sans les émanations pestilentielles dégagées par le cadavre, de longtemps le crime n'eût été découvert.
Mais comment a-t-il pu réussir il venir déposer les restes de la victime dans la cachette qu'il leur avait assignée ? Il lui eût été difficile de pénétrer dans le cinéma pendant la journée, avec ce lugubre colis qui pesait 45 kilogrammes et devait être assez volumineux.
Ce que dit M. Gaston Philippot
Voici à ce sujet l'opinion de M. Gaston Philippot, ce jeune ouvrier ajusteur chargé du nettoyage de la salle.
M. Philippot, travaillant dans une usine de la rue des Ursulines, s'occupe de cette besogne au cinéma, une fois la représentation terminée ; il nous a déclaré :
À mon avis, le crime a dû être commis sur la zone, à proximité du cinéma. Le coupable, après avoir achevé son dépeçage aura attendu la nuit. Vers 2 heures du matin ce quartier est fort désert. Il ne risquait guère d'être remarqué avec son lugubre colis.
Quant à pénétrer dans l'établissement, ce ne devait être que jeu d'enfant. Le système de fermeture fort simple est assuré par une grille en fer à glissière, assujettie par une chaîne que ferme un cadenas. Briser celui-ci, qui ne comporte aucun secret, ou l'ouvrir avec une simple clef est close aisée. Et personne dans l'établissement. Les directeurs n'habitent pas là et, quand j'ai terminé ma besogne, on ne risque pas d'y être dérangé.
Et M. Philippot ajouta :
Il y avait trois semaines que, pour la première fois, J'avais signalé au directeur des odeurs qui emplissaient la salle. On me recommandait de les combattre avec du crésyl, ce que je faisais, mais elles persistaient. Si bien qu'on aurait pu découvrir le crime beaucoup plus tôt.
Le mystère persiste
M. Guillaume, commissaire à la direction de la police judiciaire, a entendu divers témoins dans l'après-midi. Leurs déclarations n'ont révélé aucun fait nouveau permettant d'aiguiller l'enquête sur la piste de l'assassin.
Quoi qu'il en soit, le brigadier-chef Rousselet et ses collaborateurs, les inspecteurs Huguet et Niquet, de la brigade spéciale de la police judiciaire, ne restent pas inactifs.
La fillette, qui était revenue de vacances dans la famille de sa grand'mère, le 31 août, devait repartir, le 2 septembre, dans la famille de sa mère. Les policiers perdent sa trace, à 2 h. 15 exactement, au moment où elle sortait de chez le pharmacien. Elle y devait revenir à 4 heures. L'enfant a, par conséquent, dû rencontrer son assassin, qu'elle connnaissait, dans les environs de la porte d'Italie ou du boulevard Kellermann.
Et le corps de la malheureuse fillette a été découpé, nous l'avons dit, avec une telle habileté, que celle-ci peut devenir une indication précieuse pour les recherches ultérieures.
Ajoutons que les huit tronçons étaient posés sur une moitié de jambe de caleçon d'homme et sur un tablier noir de femme. Ces débris de vêtements livreront ils leur secret ?
Espérons-le car ce crime est de ceux qui émeuvent et indignent plus particulièrement l'opinion.
Pendant la journée d'hier, la foule a défilé devant le petit cinéma blanc de l'avenue d'Italie ; les hommes discutent, les femmes plaignent ou menacent et, à chaque instant, on entend l'appel d'une mère inquiète qui rappelle son enfant…
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