Tragi-comédie
Paris — 6 septembre 1895
Une foule qu’on pouvait évaluer à trois cents personnes, encombrait, hier soir, la rue du Moulin-des-Prés, au lieu où un pont en fer jeté entre deux tronçons de la rue de Tolbiac, de beaucoup plus élevée, la franchit à une hauteur de dix mètres environ. Une scène tragicomique, amenée par les circonstances suivantes, était cause de cette affluence de badauds.
Un ouvrier bijoutier, M. Jacques Loudain âgé de vingt-six ans, demeurant passage Ricaut, s'était épris, il y a quelques mois, de la fille d'une concierge de l’avenue de Choisy, Mlle Elisa T… âgée de vingt-et-un ans.
La cour assidue que le bijoutier fit à la jeune fille ne tarda pas à être favorablement accueillie par celle-ci, et Loudain, complètement aveugle par l’amour violent auquel il était en proie, se dépouilla des économies qu’il possédait pour répondre aux exigences de sa maitresse qui, pourtant, au vu et au su de plusieurs amis de l'amoureux, avait une deuxième liaison avec un individu peu recommandable, auquel elle faisait part des largesses de M. Loudain.
Mais les avis qui furent donnés à l'amant ne firent qu’augmenter sa passion, et dans l’espoir de s’attacher absolument celle qu'il aimait malgré tout, par un lien solide, il lui demanda de l’épouser. La volage repoussa cette proposition, et, lasse des instances du bijoutier, elle lui signifia son congé il y a deux jours.
L’amoureux éconduit pria hier l'infidèle de lui accorder un dernier rendez-vous, le soir, à dix heures, sur le pont dont nous parlons plus haut.
L’explication qui eut lieu entre les anciens amants fut des plus vives. Malgré les supplications du bijoutier, Mlle T... demeura inflexible.
— Si tu ne consens pas à m’épouser, s’écria tout à coup le jeune homme, je me jette du haut du pont.
— Comme tu voudras, répondit l’inconstante.
À ces mots, M. Loudain enjamba le parapet, mais avant de s’élancer dans le vide il adressa une dernière prière à son ancienne maîtresse.
Celle-ci, effrayée, appela au secours. Un agent accourut et saisit le désespéré par son veston au moment où il sautait en bas du pont.
Le vêtement résista et le bijoutier demeura suspendu au bout des poignets du gardien de la paix.
La situation était critique ; l’étoffe craquait et la chute paraissait inévitable, lorsque six solides gaillards eurent l’idée de tenir une bâche tendue au-dessous du malheureux. À un signal donné, l'agent lâcha le veston et l’amoureux tomba dans la bâche.
Mais la toile était tendue si fort que, de même que cela arrive dans la brimade de la couverture pratiquée par les soldats, il rebondit jusque sur le pavé, où il se fit quelques contusions assez sérieuses.
L'infortuné désespéré, qui a promis à M. Rémongin, commissaire de police, de ne plus recommencer, en sera quitte néanmoins pour garder le lit pendant une huitaine de jours.