Là-bas,
bien loin, au fond d’un faubourg impossible, plus loin que le Japon, plus
inconnu que l’intérieur de l’Afrique, dans un quartier où personne n’a jamais
passé, il existe quelque chose d’incroyable, d’incomparable, de curieux,
d’affreux, de charmant, de désolant, d’admirable. On vous a parlé de carbets
de Caraïbes, d’ajoupas de nègres marrons, de wigwams de sauvages, de tentes
d’Arabes; rien ne ressemble à cela. C’est plus extraordinaire que tout ce
qu’on peut dire. Les camps de Tartares doivent être des palais auprès. Et
cependant cette chose, qui ferait frissonner un habitant de la rue Vivienne,
est dans Paris, à deux pas du chemin de fer d’Orléans, à dix minutes du
Jardin des Plantes, à la barrière des Deux-Moulins en un mot.
Cela a nom la cité Doré, non par antiphrase, mais parce que M. Doré,
chimiste distingué, est propriétaire du terrain. Vu d’en haut, c’est une
réunion de cabanes à lapins où logent des chrétiens. Vu de près, d’est douteux,
mais après tout c’est consolant. C’est une ville dans une ville, c’est un
peuple égaré au milieu d’un autre peuple. La cité ne ressemble pas plus
à l’autre Paris que Canton ne ressemble à Copenhague. C’est la capitale
de la misère se fourvoyant au milieu de la contrée du luxe ; c’est
la république de Saint-Marin au centre des États d’Italie; c’est le pays
du bonheur, du rêve, du laisser-aller, posé par le hasard au cœur d’un empire
despotique.
Laissez-moi vous dire ce que j’ai vu, ce qui m’a été dit, ce que j’ai
observé. Attendez-vous à voir du laid, mais ne lâchez pas trop la bride
à votre imagination elle pourrait se figurer de l’horrible, quand ce n’est
que triste ; de la pastorale, quand ce n’est qu’un rayon de soleil;
des larmes, des gémissements, des grincements de dents, quand il y a joie,
bonheur et gaieté. il ne sera question ni de voleurs, ni d’assassins, ni
de tapis— francs. Tout cela se passera en famille, au sein de la pauvreté
honnête et travailleuse, jamais au milieu du dénuement hideux. En un mot,
nous allons vous conduire dans une colonie de propriétaires, les plus pauvres
de tous les propriétaires du monde entier peut-être, et non parmi la race
vivant au jour le jour, dans des garnis sans nom dans aucune langue.
Le château de Bellevue, qui a servi jadis de siège à la société connue,
au temps de la Restauration et pendant les premières années du règne de
Louis-Philippe, sous le nom de Brasserie anglaise, est situé au carrefour
formé par les cinq rues ou chemins qui arrivent à la barrière des Deux-Moulins.
Une pareille entreprise, montée sur une grande échelle, devait occuper un
grand espace et nécessiter de vastes constructions : aussi le propriétaire
d’alors, le lord amiral C..., fut-il obligé, pour loger ses nombreux chevaux
et ses cuves, de foire abattre presque tous les arbres qui ombrageaient
un des plus beaux parcs de Paris : il avait douze cents mètres de superficie.
Malgré tous ces sacrifices, l’entreprise périclita ; château et parc
furent vendus à la criée et achetés par M. Doré, le propriétaire actuel.
Les constructions, telles qu’écuries, ateliers, furent démolies. Et ce parc,
jadis si beau, si ombreux, si fleuri, devint une manière de marais qui n’était
plus séparé du chemin de ronde de la ville que par une simple haie vive
à laquelle les gamins du quartier faisaient en une heure autant de trouées
qu’en réclamaient les besoins du jeu du berger ou de cache-cache. Le maraîcher,
qui ne pouvait rien récolter sur son terrain, se fatigua bientôt de planter
des salades et de petites raves pour les retrouver arrachées ou foulées
aux pieds des enfants. Il abandonna cette terre ravagée, dont la surveillance
était fort difficile, pour ne pas dire impossible, à cause des moeurs du
voisinage, et le pauvre parc ne fut plus qu’un simple terrain vague.
En 1848, M. Doré eut l’idée de diviser sa propriété pour la louer par
lots aux bourgeois de Paris, qui, comme on sait, ont une passion toute particulière
pour le jardinage. Ils louent à cet effet de petits carrés de terre trois
fois grands comme un mouchoir dans quelque faubourg éloigné, et tous les
dimanches ils vont, accompagnés de leur famille, jouer à l’horticulteur
dans leur jardinet. L’affiche Terrain à vendre ou à louer au mètre se pavanait
au vent depuis quelques jours, quand M. Doré, qui s’attendait à y voir entrer
pour le moins quelque Némorin de la rue Saint-Denis ou un Daphnis et une
Chloé du quartier du Temple, vit apparaître un chiffonnier de la plus belle
espèce, hotte au dos, crochet à la main, Sa surprise était grande; mais
elle redoubla lorsque notre homme lui dit qu’il venait pour louer du terrain.
Aux questions du propriétaire il répondit qu’il voulait se bâtir une maison
de campagne pour lui et sa famille. Le bail fut passé pour dix mètres de
terrain, à raison de cinquante centimes le mètre par an.
C’était un homme laborieux, intelligent, plein de courage. Dès l’aube
du jour suivant, il était à l’ouvrage, entouré de sa nombreuse famille.
Ils creusaient les fondations de leur villa champêtre, ils achetaient, à
cinquante centimes le tombereau, des garnis de démolition, et quelques jours
après ils se mettaient bravement à édifier. Mais, hélas ! l’architecte
improvisé n’était guère habile, les travaux marchaient lentement, et l’impatience
était grande : on voulait prendre possession de ‘la propriété, on avait
déjà la fièvre qu’a tout homme qui acquiert une terre, fièvre qui ne se
guérit que par l’usage de la propriété. Avant tout il faut que tout honnête
acquéreur taille, rogne, remue sa terre, gâte son jardin, plante à tort
et à travers pour qu’il croie à sa propriété. Notre famille de chiffonniers
était atteinte de cette maladie. Ils voulaient demeurer chez eux. Mais à
cela il y avait un grand empêchement: c’est qu’il n’y avait pas de maison.
La belle saison verdoyait, l’air était chaud.
Ma foi, tant pis ! à la guerre comme à la guerre. On planta une
manière de tente sur le terrain, et toute la famille se mit à habiter sous
la tente en plein Paris, absolument comme si elle se fût trouvée dans les
déserts de la Syrie ou dans les forêts de l’Amérique. Diogène, qui a dû
être quelque peu chiffonnier dans Athènes, sa lanterne le prouve d’ailleurs
suffisamment, avait bien habité dans un tonneau.
Au bout de trois mois, la maison était construite de fond en comble.
Le toit était posé. Ce toit avait été fait avec de vieilles toiles goudronnées
sur lesquelles on avait posé dé la terre battue. Au printemps suivant, on
planta des clématites, des capucines et des volubilis sur ce toit, de façon
que, lorsque vint l’été, la famille semblait habiter dans un nid parfumé.
Cette merveille fut visitée par les confrères; chacun envia le bonheur
du chiffonnier propriétaire qui, pour cinq francs de loyer par an et une
dépense une fois faite de cent écus environ, se trouvait posséder en propre
une charmante villa, en plein soleil, au grand air. Chacun voulut avoir
aussi son coin on se disputa le terrain ; le parc de Bellevue fut bientôt
converti en un vaste chantier. Une ville nouvelle s’y bâtissait. C’était
à qui édifierait son palais le plus promptement. On se piquait d’amour-propre,
on se stimulait, les baraques semblaient sortir de dessous terre comme par
enchantement. Les rues, les places, étaient marquées. Il y avait cinq avenues,
deux places, celle de la Cité et celle du Rond—Point, le carrefour Dumathrat,
un passage, le passage Doré. Tout cela est en miniature comme toute la cité.
En voyant ces petites maisons, ces petites places, ces petites rues, on
se croirait volontiers dans une ville de Lilliputiens; on est tout étonné
d’y rencontrer des hommes et des femmes de la taille ordinaire.
A la fin de l’été de 1849, tout allait pour le mieux ; la plupart
des maisons avaient des toits. Oh ! ces toits, voilà bien le chef-d’oeuvre
du génie humain ! On ne peut se figurer l’imagination qu’il a fallu
déployer pour arriver à poser ce faîte si nécessaire car les décombres,
cela se vend dix sous le tombereau, c’est connu. Presque tout le monde sait
très mal le métier de maçon, c’est-à-dire que tout homme peut, à la très
grande rigueur, monter un mur de quelques mètres d’élévation; mais pour
couvrir il faut employer des tuiles, des ardoises ou du zinc ; toutes
ces marchandises sont fort coûteuses, et tout le monde ne sait pas les manier.
L’expérience de la terre et de la toile goudronnée faite par le premier
habitant de l’endroit n’avait pas réussi. L’eau avait détrempé la terre;
elle était devenue trop lourde, elle avait crevé la toile. Il fallait trouver
quelque chose de nouveau et de moins coûteux. C’est alors qu’un chiffonnier
eut une idée sublime!
A Paris tout se vend, excepté le vieux fer-blanc; il fallait donc employer
le vieux fer-blanc, qui est très abondant, surtout depuis que presque toutes
les caisses de marchandises exportées sont doublées avec des feuilles de
ce métal. On se mit à ramasser ce que les autres dédaignaient, de façon
qu’aujourd’hui la majeure partie des maisons de la cité sont recouvertes
en fer-blanc. Dans les premiers temps, elles ont l’air d’être coiffées de
casques d’argent. Mais quand, à la suite des pluies, la rouille s’y est
mise, cela produit le plus déplorable effet ; cela donne à ces pauvres
demeures une apparence hideuse de niche à chien.
Là il y a comme partout, dans toute réunion d’hommes, un homme supérieur.
Celui-ci a nom Cambronne, tout comme le brave général de la garde impériale.
Il n’est ni propriétaire ni locataire de la cité il s’y est implanté. Un
de ses amis lui offrit l’hospitalité un soir; depuis ce temps, il y est
resté. Il est tout, maçon, couvreur, charpentier, menuisier; il rend des
services à tout le monde; il a su se rendre indispensable. Aussi on le choie,
on le recherche, on s’empresse autour de lui. C’est l’artiste de l’endroit ;
il chante, il conte, il est gai buveur, joyeux compagnon, bon garçon, conseiller
prudent; rien ne se décide sans lui. Il est tout à la fois juge de paix,
avocat, notaire, avoué. Il égaye les plus tristes, et on l’aime à cause
de sa bonté, de sa douceur et de toutes les qualités d’un coeur franc et
généreux. Il apaise les querelles, réconcilie les ménages brouillés et donne
à tous l’exemple de la bienveillance : car, dit-il, il n’est pas de
ménage de dix personnes propriétaire d’un château à la cité Doré qui ne
trouve plus pauvre qu’eux. C’est de lui qu’est l’invention des toitures
en fer-blanc. Cambronne est réellement un homme remarquable; placé dans
une autre sphère, nous ne doutons pas qu’il ne s’y fût distingué et qu’il
ne fût parvenu à s’y faire remarquer. Au lieu de cela, les circonstances
en ont fait un chiffonnier philosophe.
Tout allait pour le mieux, la petite république vivait en paix, quand
il arriva un spéculateur. Hélas ! où ne s’en trouve-t-il pas ?
Celui-ci était un limousinier (maçon qui dresse les murs). Il avait des
avances : il loua un terrain pour y bâtir; puis, voyant l’empressement
qu’on mettait à louer la cité, il acquit plusieurs lots, y construisit des
maisons, et aujourd’hui qu’il a quarante francs de loyer par an, il se fait
plus de cinquante francs par semaine à sous-louer ses bâtisses. Il fait
payer vingt-cinq francs par semaine une maison et une avant-cour. Aussi
est-il devenu réellement propriétaire car il a acheté de M. Doré, à raison
de vingt francs le mètre, tout l’espace qu’occupent ses bicoques. Cet homme
est peut-être un homme heureux, de ceux qui réussissent toujours dans tout
ce qu’ils entreprennent, de la famille de ces millionnaires comme nous en
connaissons tous, qui sont arrivés à Paris avec un petit écu ; il a
comme tous ces gens-là l’activité et le vouloir; qu’y aurait-il d’étonnant
de voir une grande fortune prenant pour point de départ la villa des chiffonniers ?
Ainsi, en moins de quatre ans, voici tout un quartier qui s’est bâti,
peuplé, régularisé, sans avoir coûté un seul sou à la ville de Paris ;
des gens qui habitaient des rues infectes, des logements où ils ne pouvaient
ni bouger ni respirer, qui aujourd’hui sont propriétaires et ont presque
tous des magasins ou des hangars pour déposer leur récolte de chiffons et
d’os. Ils ont de l’air, une vue admirable, dans un quartier sain. Aussi
avons-nous remarqué que presque tous les enfants de la cité sont superbes
de force et de santé. Ils n’ont plus ces mines souffreteuses, ces corps
rachitiques, des pauvres petits êtres de la Montagne—Sainte-Geneviève, par
exemple. Ce bien-être n’a pas moins influé sur les parents. Ils sont meilleurs,
ils s’entendent beaucoup mieux, et l’on ne voit jamais dans l’endroit ces
scènes de sauvagerie, ni ces ivrognes traînant dans le ruisseau, que l’on
rencontre si souvent dans d’autres parties de ce malheureux douzième arrondissement.
Nous l’avons souvent dit : assainir, c’est moraliser, et les faits
sont là pour prouver ce que nous avançons. Depuis l’origine de la cité,
la garde n’y est jamais venue, il n’y a jamais eu de bataille, et M. Doré
n’a jamais été obligé d’aller réclamer un des habitants ramassé ivre dans
la rue. Ces braves gens se conduisent honnêtement, en bons pères de famille ;
jamais ville habitée par des rentiers n’a été plus paisible. Ce semblant
de propriété leur a donné des habitudes d’ordre qu’ils étaient loin de posséder
avant. Ainsi, jamais ils ne sont en retard pour les loyers, et celui qui
refuserait de payer ou qui mettrait de la mauvaise volonté serait montré
au doigt.
Et cependant, parmi quelques bons ouvriers qui gagnent facilement leur
vie, combien de misères ! On chercherait vainement le nom des états
de la plupart de ces gens. Ces noms ne sont d’aucune langue, et, lorsqu’ils
vous les ont dits, vous êtes encore à leur demander l’explication, et souvent,
après cette explication, vous ne comprenez pas encore : il vous faut
des détails précis. Par exemple, un homme qui vous dirait qu’il est brûleur
de mottes, en seriez-vous bien plus avancé ? Non. Eh bien ! c’est
l’état de Mme Favreau, ex-cantinière de la grande armée : elle carbonise
des mottes pour fournir du feu aux chaufferettes des vieilles femmes de
l’hospice de la Salpêtrière. Elle fait cet état d’un bout de l’année à l’autre,
c’est-à-dire qu’elle vit dans une atmosphère insupportable, auprès de laquelle
le climat du Sénégal doit être un printemps éternel. L’intérieur du four
de cette malheureuse, car c’est beaucoup plus un four qu’une maison, est
une des choses les plus navrantes que nous ayons jamais vues dans nos longues
excursions dans le douzième arrondissement, et cependant Dieu sait ce qui
nous a passé sous les yeux dans ce malheureux quartier !
Nous ne décrirons pas, c’est impossible; il faut voir pour croire. Mais
ce que nous avons remarqué, ce que nous ne pouvons nous empêcher de dire,
c’est l’immense résignation de tout ce peuple en guenilles; c’est cette
philosophie latente que renferment toutes ces âmes fortement trempées ;
c’est cette fraternité pratique qu’exercent entre eux tous ces malheureux.
Un seul fait nous servira d’exemple. En 1850, la femme d’un chiffonnier,
un des plus pauvres de la cité, accoucha de trois jumeaux. Le phénomène
fit du bruit, les journaux en parlèrent, la charité privée s’en émut, on
envoya des layettes à la pauvre mère; mais elle n’en avait plus besoin:
les habitants de la cité s’étaient cotisés, ils avaient fourni aux nouveau-nés
tout ce qu’il leur fallait, et les autres mères nourrices s’étaient offertes
généreusement pour les allaiter. L’administration de l’Assistance publique
n’en envoya pas moins deux chèvres à la mère pour l’encourager à garder
ses enfants. Ceux-ci sont morts. La mère était naturellement héritière de
ses enfants. Aujourd’hui elle vend du lait de chèvre aux dames du quartier,
ce qui a porté un certain bien-être dans ce pauvre ménage. Mais une chose
touchante, c’est le récit qu’elle fait des soins que lui ont prodigués ses
voisins, « qui, dit-elle, n’entraient jamais chez nous les mains vides ».
Si nous avons parlé si longuement de la cité Doré, c’est que nous y trouvons
non seulement une des curiosités les plus extraordinaires de ce Paris inconnu
que nous avons essayé d’esquisser ici, mais encore une excellente institution,
une idée qui peut devenir fructueuse. Ce simulacre de propriété, en attachant
ces malheureux au sol, les garantit contre les mauvaises pensées et les
mauvais conseils de la misère, tout en donnant aux classes élevées une sécurité,
qu’elles ne peuvent avoir avec l’agglomération de pauvres, de vagabonds
et de mendiants, qui se fait dans les garnis de ces quartiers infects car,
nous sommes obligé de l’avouer, partout où nous avons eu occasion de l’observer,
nous avons vu le laid engendrer le mal.
Alexandre Privat d'Anglemont
Paris Anecdote - 1854