Le charnier de la Bièvre
Le Gaulois — 5 septembre 1890
Seize enfants morts — Onze chariots d’ossements
Il est un coin de Paris, moins connu des Parisiens que les moindres, paysages de la Suisse ou de l'Italie, un coin pittoresque pourtant et étrange. C’est dans le treizième arrondissement, entre l'avenue d'Italie et les fossés des fortifications qui longent la petite commune de Gentilly.

Sur les bords de la Bièvre, ou plutôt de ce qui fut la Bièvre, car aujourd'hui là minuscule rivière est enterrée en de sordides souterrains, se dressent de nombreux monticules que la voirie nivelle en ce moment. Il y a là une vaste plaine qui s'étend entre la Butte-aux-Cailles et la Butte-à-Cochons, entourée de pauvres habitations, et que l'on comble, en ce moment, avec des tombereaux d'ossements humains. Depuis deux mois que, chaque jour, on apporte ces funèbres débris, la plaine s'est transformée en un immense charnier. Les enfants du quartier vont, viennent, courent et s'amusent sur des tas de fémurs et d'omoplates. Ils cherchent curieusement les crânes, parfaitement conservés dont l’aspect les étonne.
Et l'on voit ces petits êtres, pensifs, examiner ces têtes, dans l'attitude d'Hamlet laissant échapper de ses lèvres son cri de détresse : Alas, poor Yorrick !
Or, depuis quelques jours, des émanations pestilentielles s’exhalent de ce cimetière en plein vent ; des odeurs méphitiques s'en dégagent, et une maladie inconnue, dont les médecins n'ont pu expliquer la nature, s'est déclarée.
C'est une sorte de fièvre infectieuse, une peste qui a, tout à la fois, les caractères de la diphtérie, du choléra, de la variole, – les trois épidémies les plus redoutables.
Mais le mal qui s'est abattu sur la plaine de la Bièvre attaque particulièrement les enfants. Seize de ces pauvres petits êtres sont morts, depuis deux semaines, et il y en a encore beaucoup de malades.
La marche de cette épidémie est des plus rapides. Elle se déclare brusquement : en deux jours, le petit malade succombe. Tous les soins sont inutiles.
Dans plusieurs familles, deux frères ont été frappés en même temps. Voici, du reste, des noms MM. Pouin, DaIezenne, Lecomte ont perdu, chacun, deux de leurs enfants en quelques jours.
Les habitants de ce pestilentiel quartier ont immédiatement adressé une pétition au préfet de la Seine. On n'a tenu aucun compte de leurs démarches ; on n'a pas écouté leurs justes réclamations.
Nous avons vu hier ces pauvres gens : Mme Lecomte, M. Texier, M. Dolent :
— Tous nos enfants meurent se sont-ils écriés ; c'est une infamie. Le médecin nous a déclaré que ce n'était pas fini, que l'épidémie ferait de nouveaux ravages. Que faire ? Nous ne sommes pas assez riches pour partir, pour fuir loin de ce quartier maudit !
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Mme Lecomte, presque à sa porte, a trouvé, avant hier, une tête d'enfant, recouverte encore de son bonnet, et dont la cervelle, épaisse bouillie noire, apparaît à travers-le trou de la base du crâne. Elle a également ramassé deux fémurs, des côtes, des-clavicules.
Les habitants de la rue du Moulin-des-Près, attendant une enquête, à la suite de leurs plaintes, avaient recueilli ces débris humains pour prouver combien leurs plaintes étaient fondées, et pour attester qu'ils ne mentaient point. Mais on n'a pas fait d'enquête.
Nous avons assisté, hier, à un spectacle hideux.
Dans la plaine, à vingt mètres environ des habitations de la rue du Moulin-des-Prés, des terrassiers ont entassé des débris des cercueils, des têtes ayant encore leurs chevelures, des mains où pendaient encore les tendons et les ligaments articulaires. Puis ils ont jeté sur cet amoncellement, des matières combustibles, des bouteilles de goudron et y ont mis le feu.
La flamme s’est élevée, léchant le charnier, avec un nuage de fumée noire, épaisse et l'atmosphère aussitôt s'est chargée de miasmes putrides, d'émanations cadavériques, qu'on flairait de loin, de l'avenue des Gobelins, et du boulevard d'Italie.
Chaque matin voit recommencer, paraît-il, cette hideuse flambée.
Et l'on ne prend pas même les précautions les plus banales, les mesures les plus primitives pour désinfecter, les abords de ce champ funèbre.
À la suite, d'une signification faite par huissier au préfet de la Seine, par les habitants du quartier, de faire cesser ces décharges sépulcrales, on a envoyé dans la rue du Moulin-aux-Prés deux balayeuses !
— Ah monsieur, nous disait une brave femme, si les journaux ne viennent pas à notre secours, nous pourrirons tous dans ce trou !
Une pareille incurie de la part de l'administration est invraisemblable. Les plaintes des habitants de la Butte-aux-Cailles nous sembleraient exagérées si, nous n'avions parcouru nous-même la plaine aux ossements.
— Voilà le onzième tombereau que j'apporte depuis quinze jours, nous, a dit un charretier.
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D'où viennent ces chargements ? De quel cimetière proviennent ces squelettes ?
Les habitants du quartier n'en savent rien.
Il était facile de s'en rendre compte en suivant un des tombereaux.
C'est ce que nous avons fait.
Et nous sommes ainsi arrives au boulevard Sami-Marcel, à la porte du numéro 64, qui est occupé par une école de garçons. Sur le trottoir, plus de cent personnes étaient rassemblées. Elles contemplaient un tas de fémurs et de tibias, qu'on venait de sortir de l'école.
L'école communale de garçons du cinquième arrondissement est située sur l'emplacement de l'ancien cimetière Saint-Marcel.
En ce moment, on y pratique des fouilles, dans le but de découvrir les restes de Mirabeau, qui a été enterré là.
Mais c'est en vain qu'on a creuse le sol jusqu'à une profondeur de neuf mètres.
Le cercueil en plomb dans lequel a été enseveli le fameux tribun n'a pas été mis à jour.
La rentrée scolaire approchant, on a dû interrompre momentanément les fouilles ; mais on les reprendra l'année prochaine.
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Et voilà comment, pour retrouver les restes du fameux révolutionnaire, on infecte tout un quartier, on crée dans Paris un foyer pestilentiel qui a déjà causé la mort de seize enfants.
Et l'on établit des cordons sanitaires contre le choléra !
PAUL ROCHE
Sur l'épidémie de la Maison-Blanche (1890)
Le contexte
- Ouverture d'une nouvelle voie dans le 13e arrondissement. (Le Figaro - 19 aout 1867)
- La Butte aux Cailles (1877)
Les faits
- La Lanterne du 19 juillet 1890
- La Peste (La Lanterne - 6 septembre 1890)
- Le charnier de la Bièvre (Le Gaulois - 5 septembre 1890)
- L'épidémie de la Maison-Blanche (Le Figaro - 7 septembre 1890)
- L'épidémie de la Maison-Blanche (Le Matin - 7 septembre 1890)
- L'épidémie de la Bièvre (La Lanterne - 14 septembre 1890)