UNE ÉVOCATION DU 13e ARRONDISSEMENT DE 1860 AUX ANNÉES 30

Le feuilleton

Episode # 60

VII

Dans un corbillard
(suite)

Raulhac avança résolument la tête et la plongea jusqu'aux épaules dans le trou béant et noir qui s’ouvrait devant lui.

Un instant après, il y disparaissait tout entier.

Lestement enlevé par Grenouillet, qui lui avait passé les mains sous les cuisses et sur les bras duquel il avait basculé, il y avait glissé sans bruit et sans difficulté.

Grenouillet rabattit le drap noir, ferma la voiture et, sans se presser, monta sur son siège.

Quelques minutes après, il atteignait la poterne des Peupliers, où deux employés de l’octroi se tenaient sur des chaises, à la porte de leur bureau.

Ils attendaient, à demi assoupis, le passage des voitures et chariots qui se font rares à cette heure.

L'octroi à la poterne des Peupliers vers 1920

Dès que ses chevaux eurent dépassé le seuil de la poterne qui marque la limite de l'octroi, Grenouillet les arrêta.

Il tira de sa poche un flacon à demi plein d’eau-de-vie, le vida lentement, en aspira jusqu’au dernier atome par un claquement de langue familier aux buveurs, puis, faisant mine de l’égoutter aux pieds des employés de l'octroi :

— Voilà pour les droits, messeigneurs ! dit-il d’un air digne et quelque peu narquois.

Cette plaisanterie, qu’il répétait peut-être pour la millième fois, avait le don d’exaspérer les employés de l’octroi.

— Tiens ! dit l’un d’eux en relevant la tête d’un air de dédain, c’est ce vieux pochard de Grenouillet. Il est encore saoul.

— Plaît-il ! répondit Grenouillet en prenant sur son siège une attitude de Jupiter olympien.

Puis, se penchant tout à coup vers l’employé qui l’avait apostrophé, il le regarda d'un air moqueur en clignant de l’œil gauche et lui fit la nique.

— Hein ! ça t’embête, mon bonhomme ? reprit-il.

Et il partit d’un éclat de rire sarcastique en lui faisant passer la bouteille devant les yeux.

L'autre employé vint au secours de son camarade.

Prenant la longue pique en fer qui sert à sonder les tombereaux chargés de sable ou autres substances analogues, il la brandit contre Grenouillet.

— Et celui-là ? demanda-t-il. Celui qui est dans ce tonneau-là ?

En même temps il faisait mine de lui transpercer le ventre.

— Celui-là ? dit Grenouillet en le foudroyant d’un regard de mépris. Il est dénaturé. Il échappe à ta rapacité, vil gabelou. Et comme l'employé faisait le geste d’enfoncer la pique, il en releva la pointe avec son fouet.

— Allons ! pas de bêtises ! s’écria-t-il.

Et, enlevant ses chevaux, il passa.

Lorsqu'il fut arrivé sur la chaussée qui longe les fortifications, il se tourna du côté des employés, leur fit un signe de tête, moitié amical, moitié dérisoire, tandis qu’un rire muet et gouailleur épanouissait sa face de Silène.

— Enfoncés, mes braves, dit-il. Voilà comme ça se joue !

Et il prit, au petit pas, le chemin de la rue Barrault.

Une demi-heure après, grâce à l’adresse de Grenouillet, Raulhac avait déjoué la surveillance des agents de Troussardière. Il se trouvait en sûreté dans le jardinet de Nivollet, au fond de la cabane en bois où le peintre serrait ses outils et ses graines.

Pour y passer le temps jusqu’à minuit, il y mangea paisiblement un excellent dîner que Nivollet lui apporta dans un panier. Puis il fuma nombre de pipes en buvant à petites gorgées un flacon de cognac caché dans une de ses poches, afin de se maintenir au degré de surexcitation nécessaire, croyait-il, à la réussite de ses projets.

À minuit sonnant, il entrouvrit avec précaution la porte du jardinet qui donnait sur les terrains vagues, se glissa dehors et se dirigea vers la Maison-Blanche en rampant comme un serpent à travers les herbes.

Cette allure de Peau-Rouge, il la conserva jusqu’au massif d’arbres au fond duquel l’habitation est cachée.

Nivollet, qui surveillait les agents de Troussardière avec autant de soin qu'il en était épié, lui avait indiqué leurs postes.

Il les évita de la même manière que Marcel Percieux devait le faire un peu plus tard, en suivant la rive droite de la Bièvre.

Au coup d’une heure, il atteignait un des massifs du jardin et disparaissait dans son ombre la plus épaisse.

De sa retraite, il apercevait distinctement la façade de la maison.

Il se mit à l’examiner. Son visage, tout à coup, prit un air de désappointement et d’inquiétude. Il venait d’apercevoir, aux volets de la salle à manger, un mince filet de lumière.

Cette clarté provenait de la bougie qui se consumait devant Richard, endormi sur sa chaise.

Croyant le vieux domestique encore éveillé, il attendit.

Bien qu'il frémît d’impatience, il avait payé trop cher sa témérité passée pour se hasarder à en commettre une seconde

Il voulait, avant de risquer cette tentative suprême, mettre de son côté toutes les chances possibles de succès.

Réduit à l’inaction, il alla chercher, entre deux arbustes, la pâle clarté qui tombait du ciel à travers les branches des arbres, et recommença l’examen des armes et des outils dont il s’était muni. Il tira successivement de ses poches deux revolvers chargés, une boite de munitions et tout un trousseau d'instruments de serrurerie.

Il achevait de les remettre en place, après avoir constaté qu’ils étaient tous en parfait état, lorsqu’il entendit, près de l’endroit qu’il avait choisi pour pénétrer dans l’enclos, un bruit de pas léger, presque imperceptible.

Il écarta doucement les branches qui l’abritaient et avança la tête.

Il ne s’était pas trompé.

Un homme se dirigeait vers l’habitation par les allées les plus obscures. Il marchait avec précaution, et lorsqu’il était obligé de franchir des espaces éclairés, il se courbait jusqu’à terre.

Cet homme, un instant après, passait devant lui. Bien que l’obscurité fût telle en cet endroit qu’on n’y voyait rien à deux pas de soi, Raulhac, dont l’angoisse aiguisait le regard reconnut ce passant mystérieux avec les yeux de l’esprit plus encore qu’avec ceux du corps.

C’était Marcel Percieux.

Son regard, dès lors, ne le quitta plus.

II le vit franchir l’espace éclairé qui séparait le dernier massif de la maison, s’approcher du soupirail, l’ouvrir et disparaître dans le caveau.

Un instant après il se trouvait agenouillé devant le soupirail que Marcel, dans sa hâte, avait négligé de fermer. Il avait la tête plongée tout entière dans l’intérieur du caveau. Il essayait, en prêtant l’oreille, de distinguer le bruit des pas de Marcel.

Au bout de quelque temps, il y parvint.

Après avoir constaté que Richard dormait d’un sommeil impossible à troubler, Marcel n’avait pas pris la peine d’éteindre le bruit de sa marche.

Raulhac l’entendit revenir dans la cuisine, descendre dans la cave et y prendre le chemin du souterrain.

Aussitôt il se laissa glisser dans l’ouverture et la franchit par un effort désespéré, en s’aidant des bras et des mains. Un instant après il se trouvait debout sur la table, non sans s'être déchiré en plusieurs endroits le visage et les mains.

Mais à peine y prit-il garde, tant il avait le cœur serré par une émotion terrible.

Toute son âme semblait s'être concentrée dans ses yeux, qui brillaient au milieu des ténèbres comme ceux d’un fauve.

Du pas oblique et lent d’un tigre ou d’un chacal, il s’était dirigé du côté des caves en prenant de telles précautions pour éteindre le bruit de ses pas, qu’il n’éveilla pas une seule fois les échos, pourtant bien sonores, de cette cavité souterraine.

Arrivé dans la cave, il n’aperçut rien tout d’abord.

Marcel avait repoussé derrière lui la porte de la carrière.

Une lueur indécise et vague, comme un pâle rayon d’étoile, qui venait des profondeurs du souterrain et projetait par intervalles sa clarté mourante jusqu’à l’extrémité la plus lointaine de la galerie, lui indiqua bientôt la situation de la porte.

Lorsqu’il l’eût atteinte, la trouvant entrebâillée, il se glissa dans le couloir et, guidé par la clarté vague et lointaine de la lanterne qui ressemblait, à cette distance, à une lueur d’abîme, il gagna d’un pas attentif l’intérieur de la carrière.

Bientôt, il entendit le bruit de la pioche entamant les décombres ; il aperçut la lanterne déposée sur la saillie d’un pilier ; il vit enfin Marcel s'acharnant à sa funèbre tâche.

Un éclair de joie haineuse et de triomphe éclaira son regard.

En suivant les passages ménagés entre les tas de décombres, en s’abritant derrière les piliers pour reconnaître sa route, il parvint jusqu’au pied de la saillie supportant la lanterne.

À peine avait-il eu besoin de dissimuler sa présence.

Le bruit de sa marche se perdait dans le retentissement continu du choc de la pioche contre les pierres, Marcel, uniquement occupé de son travail, ne levait pas les yeux,

Raulhac resta, quelques instants, abrité derrière la colonne.

Il examinait les fouilles de Marcel et cherchait à se rendre compte du résultat de ses recherches.

Ayant bientôt aperçu le crâne et les ossements épars sur le sol, auprès des décombres, il fit un mouvement comme s’il voulait s’élancer sur Marcel et son visage prit une expression effroyable de haine furieuse et de vengeance satisfaite.

Il se maitrisa cependant et se contenta de tirer de sa poche un de ses revolvers.

Quelques minutes s’écoulèrent, Marcel s’étant ensuite redressé pour essuyer la sueur qui mouillait son front. Raulhac ne put se contenir davantage.

Il sortit brusquement de l’ombre du pilier et se dressant devant Marcel, comme une apparition vengeresse.

— Quelle rude besogne tu fais-lâ, mon pauvre ami ! lui dit-il d’un ton empreint d’une ironie sinistre. Si je t’aidais ? Qu’en penses-tu ?

Marcel, en apercevant Raulhac, en entendant sa voix résonner à ses oreilles, était devenu pâle comme un mort.

Ses traits s’étaient décomposés, et il avait chancelé un instant comme s’il allait perdre connaissance.

Mais l’imminence du danger, la colère, et jusqu’à la honte de cette faiblesse involontaire, tout s’était uni pour réveiller ses énergies un instant paralysées.

Il avait poussé un cri de rage et de haine qui ressemblait à un rugissement.

Il avait saisi un revolver caché dans l’une de ses poches et s’était précipité l'arme au poing sur Raulhac.

Mais avant qu'il pût le rejoindre, Raulhac s’était brusquement emparé de la lanterne : il l’avait cachée sous ses vêtements et il s'était dissimulé dans les ténèbres épaisses qui avaient repris soudainement possession du souterrain.

 
(A suivre)

Ernest Faligan

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Saviez-vous que... ?

La rue située entre la rue du Château des Rentiers et la rue Nationale fut dénommée rue Deldroux, en 1888.
Deldroux était un canonnier qui, en 1871, préféra, mourir que de rendre sa pièce.

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L'avenue des Gobelins mesurait, à son inauguration, 880 mètres de long sur 40 de large.

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35.892 électeurs étaient inscrits sur les listes du 13ème pour le premier tour des élections municipales du 3 mai 1925. 30.289 votèrent. Seul, M. Colly, du quartier de la Gare, fut élu à ce premier tour.

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En 1887, Charles et Alphonse Sécheresse, tous deux domiciliés 13 passage du Moulinet et tous deux marchands de vinaigre, constituaient une société en nom collectif ayant pour objet le commerce de marchand de vinaigre et de conserves. Alphonse en deviendra le seul propriétaire à partir de 1891. Plus tard, il sera condamné pour mise en vente d'huile falsifiée.

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Troupeau de bœufs, boulevard Arago