Le Caporal
par Lucien VICTOR-MEUNIER
TROISIEME PARTIE
Les apaches de la Butte-aux-Cailles
III
Le repaire
Très peu de Parisiens, assurément, connaissent la « Butte-aux-Cailles ».
C'est très loin, très loin, passé la place d'Italie, au diable dans ces régions
où l'on ne va pas, dont on a vaguement entendu parler comme de quelque chose
existant à peine.
La rue Bobillot, qui s'amorce, place d'Italie, à côté du
boulevard du même nom, conduit au sommet de la Butte ; et là se dresse, un peu
inquiétante parce qu'étrange, la silhouette noire de la carcasse du vieux puits
artésien : charpentes crasseuses. Puis la rue de la Butte-aux-Cailles dévale
vers ce qui fut jadis la vallée de la Bièvre. Là, sur ce versant se trouvent les
derniers vestiges de la Butte-aux-Cailles d'autrefois.
On a tracé des rues, mais
les palissades qui les délimitent n'enclosent que des terrains vagues vainement
offerts à des constructeurs qui s'entêtent à ne pas se présenter.
Quelques-uns de ces terrains, abandonnés aux orties, servent d'asile à des
chiffonniers qui logent dans de misérables cahutes en planches, grelottant au
vent.
D'en bas, de la rue Wurtz, par exemple, au soleil, l'aspect est pittoresque ;
la nuit, c'est sinistre... On se sent-dans le désert, avec la crainte de
rencontrer quelques-unes de ces bêtes fauves à face humaine, qui, bien plus
redoutables que les lions et les tigres, grouillent dans le dessous des grandes
villes.
Une des rues qui se détachent, de la rue de la Butte-aux-Cailles, pour
rejoindre la rue de Tolbiac, s'appelle la rue de l'Espérance. Elle
s'entrecroise, juste avant d'arriver à la rue de Tolbiac, avec la rue de la
Providence. A l'angle des deux rues dont les noms, si étrangement choisis,
montrent, soit dit en passant, que l'édilité parisienne n'est pas toujours
ennemie d'une ironique gaieté, se dressait à l'époque de notre récit — car tout cela depuis, a été transformé — une maison composée en tout et pour tout d'un
rez-de-chaussée et qui se trouve comme isolée, par les terrains vagues qui
l'entourent. Elle tombe en ruines et pour qu'elle ne s'écroulât point, il avait
fallu l'étayer massivement de tous les côtés.
On aurait pu la croire inhabitée... Mais sur la façade peinte en un rouge sombre
qu'ont délayé les pluies se lisent les mots fatidiques : « Vins et liqueurs »
avec cette enseigne : « Au Lapin guillotiné » que commentait une peinture
grossière dont le plâtre se fendillait et s'en allait par morceaux. Elle représente un
lapin qui, les pattes liées derrière le dos, est amené, vers l'instrument de
mort légale.
Et le bourreau, ses aides, les gendarmes qui entourent le patient,
sont vêtus en cuisiniers avec la toque blanche et le tablier blanc.
Et si, en passant, vous aviez jeté un rapide regard par la porte plutôt
entrebâillée qu'ouverte, vous eussiez vu le traditionnel comptoir de zinc. On se
demandait quels sont les êtres capables d'aller s'abreuver là ; puis on réfléchissait
que cette maison, plutôt louche encore que borgne, devait être une des nombreuses
« souricières » que la police a intérêt à tolérer à Paris pour savoir à peu près
où retrouver les gens qu'elle surveille en attendant qu'ils aient fait le
mauvais coup qui doit les livrer à la justice. Autrement cet étrange débit de
vins n'aurait pas sa raison d'être.
Ce fut là qu'après avoir lentement, pesamment parcouru la rue de la
Convention et l'interminable rue d'Alésia, puis un bon bout de la rue de
Tolbiac, arrivèrent Emmanuel Levangard dit le Caporal, et Brocheriou dit
l'Aztèque.
II était quatre heures du matin, la nuit était très noire, un vent froid
soufflait.
Mais quelle que fût l'âpreté glacée du vent, elle n'empêchait pas les deux
voyageurs de ruisseler de sueur, tant il leur avait fallu déployer d'énergie
presque désespérée pour fournir cette dernière étape.
Mais qu'est-ce que, cela faisait et qu'importaient maintenant leurs fatigues,
leurs souffrances, puisqu'ils étaient arrivés?
— Vrai ? interrogea Emmanuel d'une voix qui tremblait, de la voix de ceux
qui, de peur d'une déception nouvelle, n'osent plus croire à rien ; nous y
sommes ?...
Mais Brocheriou lui montra, du geste, la silhouette vaguement estompée dans
les ténèbres du débit de vins à l'angle de la rue de l'Espérance et de la rue de
la Providence.
— Tiens ! dit-il, c'est là.
Mais il regardait autour de lui, s'assurait que
les alentours étaient, bien déserts, ne se souciant pas d'être vu, au moment où
il franchirait le seuil du refuge vers lequel depuis si longtemps tendaient
toutes ses pensées.
Il n'y avait personne.
Tout était silencieux.
Alors il se risqua, s'avança, suivi d'Emmanuel, vers la maison, en fit le
tour et de son index replié frappa aux volets clos d'une des fenêtres.
Lucien-Victor Meunier, dit Lucien Victor-Meunier, né à Montfermeil le 2
août 1857 et mort à Paris en mai 1930, était un journaliste, romancier et
dramaturge français.
Son roman "Le Caporal" est paru sous forme de feuilleton à l'automne
1907.