La Bièvre
L’Intransigeant — 25 août 1890
Peu de Parisiens connaissent la Bièvre. La source de cette rivièrette est assez éloignée déjà pour que les promeneurs ne poussent pas jusque-là, et la gracieuse vallée à laquelle elle a donné son nom, quoique bien voisine, quatre lieues à peine, est encore peu connue par les dîneurs sur l’herbe, qui ne dépassent guère Robinson et les premières frondaisons du buisson de Verrières. L’habitant de Paris, dès qu’il voit un peu de verdure, s’émerveille tout de suite ; il se croit à la campagne aussitôt qu’il a franchi les fortifications et qu’il contemple des arbres moins rachitiques, moins poussiéreux que les marronniers de ses boulevards.
Quant à l’embouchure de cette rivière — qualification bien prétentieuse pour un ruisseau gazouilleur qui ne voit, sur ses eaux clairettes, ni lourds chalands, ni bateaux de canotiers, qui se glisse, se dissimule, presque, à travers des prairies encloses, des jardins, des parcs, et dont les rives n’ont jamais vu se dresser la silhouette attentive et patiente d’un pêcheur à la ligne — quant à l’embouchure de cette minuscule rivière, elle est aussi ignorée du Parisien que celle d’un de ces mystérieux cours d’eau, qui s’égarent dans les déserts de l’Afrique.
Et cependant, la Bièvre se jette dans la Seine, à Paris même. Mais combien elle y arrive changée ! Ce n’est plus la coquette, la fraîche ondine, qui serpente et cascade entre des rangées de saules touffus et de peupliers élancés, qui bruit sur un lit de gravier blanc, de cailloux polis comme des agates. C’est une horrible sentine, ses eaux noires charrient l’ordure, et ce n’est plus au grand air qu’elle coule, libre et joyeuse, entre des bords fleuris, caressée le jour par les rayons du soleil, la nuit par les rayons de la lune ; c’est emprisonnée dans les murs voûtés d’un tunnel. Peu avant son entrée dans Paris, elle est prise par l’Industrie qui, depuis de longues, longues années, a reconnu que son eau avait des particulières qualités pour une foule d’emplois. Et les teintureries, les tanneries, installées sur ses bords, y déversent, mille ingrédients, chimiques. Tout une population vit auprès d’elle et vit d’elle. Ce n’est plus qu’un ruisseau fangeux qui s’en va, encore à ciel ouvert, entre des rangées de bâtisses sordides, des fabriques aux aspects étranges, avant de disparaître rue de Tolbiac, dans l’égout qui la conduit à la Seine.
« C’est évidemment par cela même qu’elle est devenue laide à faire pleurer, et qu’il faut, pour la voir à Paris, chercher la Bièvre dans le fouillis des maisons d’un quartier lointain où le Parisien parisiennant ne se risque jamais, qu’elle n’est pas connue de lui. Et cependant, par sa hideur même, la Bièvre, dans Paris, mérite une visite. Elle a transformé ce quartier lointain, tout adonné au travail, en une Venise extraordinaire, cité bizarre où de -l’ensemble des masures et des usines, des terrains vagues et des chantiers enceints de palissades disjointes, de murs qui s’effritent, rongés par le -salpêtre et les moisissures, naissent de stupéfiants tableaux, œuvre fantastique du hasard et des nécessités du labeur industriel. La preuve en est que c’est cette Bièvre-là, spumeuse, et puante, charroyeuse d’immondices, empoisonnée par le tan et les acides, qui a trouvé des peintres et des poètes, et non l’autre, bien que séduisante de grâce et de fraîcheur. Le pittoresque urbain l’a emporté auprès d’eux sur le pittoresque campagnard.
L’un d’eux est Dclvau, qui écrivit : Au bord de la Bièvre, aimable opuscule dans lequel le bohème a plus raconté ses impressions d’enfant, déjà tenté par la vagabonde flânerie, que monographie, la petite rivière et ses entours faubouriens. Pourtant il donne une idée assez nette de ce qu’elle était en son temps, c’est-à-dire vers 1835. Elle était, à peu de chose près, ce qu’elle est à présent, avec un peu plus de feuillages, de recoins herbeux encore verts. Mais déjà elle était accaparée par les tanneurs ; la teinture y déversait ses produits multicolores, et des bâtisses lugubres l’enserraient presque partout.
Comme Delvau, mais moins sentimental, mais plus robuste et plus impitoyablement exact, un des fins prosateurs de l’époque actuelle, Joris-Karl Huysmans, épris des curiosités du Paris inconnu, des vieux restes du passé, que la pioche du progrès, ami de la méthodique régularité, fait disparaître chaque jour, vient de consacrer une cinquantaine de pages à la Bièvre. Des croquis de Tanguy, puis des reproductions de dessins anciens, de vieilles estampes, représentant la Bièvre au temps jadis, orne cette plaquette, avec goût publiée par l’éditeur Genonceaux. Mais, point n’est besoin du crayon pour deviner, comprendre et juger les étonnantes physionomies de ce quartier perdu. La plume de Huysmans suffit. Ce subtil écrivain, penseur profond et artiste délicat, dans sa phrase, si nerveuse et si souple, peint mieux qu’un peintre, traduit avec une merveilleuse précision, évoque le passé avec une rare puissance.
Ceux qui ont vu la Bièvre dans Paris, s’ils lisent cette plaquette, seront étonnés de la fidélité dans, la description, et ceux qui n’ont pas vu ces parages dont aucune autre partie de la ville ne peut donner l’idée, risqueront le voyage. Comme Huysmans, ils s’ébahiront, s’ils ont le sens artistique, de l’imprévu des sites, mais comme lui aussi, ils se sentiront tristement émus, quand ils verront tant d’êtres humains, esclaves du monde moderne, condamnés par les exigences de l’industrie, la nécessité de gagner le pain de chaque jour, à vivre « dans une ombre sans heures » en ce milieu lamentable.
Cette émotion, l’auteur d 'À Rebours ne l’avoue pas, car il a en mépris tout étalage de niaise sensiblerie ; mais on la constate dans chaque ligne, elle perce sous chaque mot, et cette haute pitié philosophique d’un écrivain à l’ironie mordante et cruelle, se trahit invinciblement, quand ce ne serait que dans cette seule pensée où il exprime que la Bièvre, si charmante dans la vallée, est, dans Paris, le symbole de la misérable condition des femmes attirées dans le guet-apens des villes.