UNE ÉVOCATION DU 13e ARRONDISSEMENT DE 1860 AUX ANNÉES 30

Le feuilleton

Episode # 23

I

Sur les bords de le Marne
(suite)

Tandis qu’on s’entretenait de lui sur la Marne en termes qui n’étaient pas précisément louangeurs, Marcel Percieux rentrait à Paris par le chemin de fer de Vincennes.

En sortant de la gare, il prit une voiture et se fit conduire directement à son hôtel du boulevard de Port-Royal.

Il était sourdement irrité de trouver Valentine rebelle, à toutes ses attentions et si dédaigneuse de ses avances, mais, nullement découragé.

Il sentait cependant qu'il fallait, s’il voulait réussir, brusquer les choses et surtout écarter ce peintre, plus solidement établi dans la place et plus dangereux qu’il ne l'avait supposé tout d’abord.

Il s’était fait ramener chez lui pour y songer à loisir.

 

Au moment où il traversait le trottoir devant la porte de l'hôtel, une femme, cachée dans un angle obscur de la muraille et qui tenait par la main un enfant âgé de quatre à cinq ans, s’avança brusquement â sa rencontre.

Elle était décemment vêtue, mais ses vêtements rapiécés et usés semblaient près de l’abandonner.

Elle était d’une pâleur livide et en proie à une émotion profonde, qui faisait visiblement trembler son corps amaigri.

Un réverbère, placé dans le voisinage de la grille, éclairait le trottoir de sa vive et mobile lumière.

Arrivée dans cette zone, elle s'arrêta et se plaça devant Marcel de façon à le dévisager.

Elle espérait sans doute, par cette manœuvre, attirer son attention, l’obliger à la regarder.

Mais Marcel était si préoccupé qu’il l’aperçut à peine.

La prenant pour une mendiante, il l’écarta d’un geste brusque et impatient et disparut dans la cour de l’hôtel.

Cette femme, en voyait échouer sa tentative, demeura pendant quelques secondes immobile à la même place, et comme atterrée.

Puis, quand la grille de l’hôtel se fut refermée sur Marcel et que la voiture qui l’avait amené eut disparu, d’un geste lent et empreint d’un désespoir muet, elle essuya deux larmes qui avaient coulé sur ses joues pâlies par la souffrance.

Se penchant ensuite sur son fils et le serrant dans ses bras d’un mouvement convulsif :

— Jules, mon pauvre Jules ! murmura-t-elle. C’était bien ton père, et il ne nous a pas reconnus !

Puis, brisée par la fatigue et l’émotion, elle s’éloigna d’un pas lent et pénible et disparu dans la nuit.

II

Les revenants

Songeant à se marier, Marcel Percieux avait voulu que son hôtel du boulevard de Port-Royal, s’il n’était pas situé dans un des quartiers aristocratiques à la mode, offrit du moins à sa femme tous les agréments qu'on peut se procurer en ces régions, plus excentriques quand on n’y ménage ni le terrain ni l’argent.

Il avait transformé une partie des jardins en de vastes serres, pleines de collections rares d'où il avait tiré les fleurs exotiques du bouquet si maltraité par Valentine de Lasséran.

À la suite, il faisait maintenant dessiner sur les terrains qu’il n'avait pas utilisés pour des constructions un vaste jardin qui était une rareté, même en ces quartiers, et qui, par la manière dont il était planté, donnait l’illusion d'un parc.

On pouvait s’y croire, à certaines heures, à cent lieues de Paris, et, il suffisait d’ouvrir la porte ménagée dans son enceinte pour se trouver, au bout de quelques minutes, dans l'allée de l'Observatoire, puis dans le jardin de Luxembourg.

Une des occupations favorites de Marcel était maintenant de présider au derniers aménagements de cet enclos, où il avait épuisé toutes les ressources modernes de l’art du jardinier pour préparer une des plus charmantes retraites qu’une femme du monde puisse souhaiter à ses heures de méditation et de solitude.

Le lendemain de sa visite à Champigny, il y descendit aussitôt levé et, en l’absence des ouvriers sortis pour aller déjeuner, il se mit à examiner les plantations les plus récentes.

Son examen l’avait conduit près de la porte pratiquée dans le mur extérieur.

S’apercevant que cette porte était restée entrouverte, il s’avançait pour la fermer lors qu’elle s’ouvrit toute grande.

Une femme conduisant un jeune enfant par la main, celle-là même qui la veille, sans qu’il y prît garde, l’avait attendu et dévisagé à la porte de l’hôtel, venait de la pousser.

Elle semblait en proie à une exaltation fébrile qui l’avait douée d’une énergie d’habitude étrangère à sa nature douce et timide.

Avant que Marcel, surpris par sa brusque action, n’eût pu la prévenir, elle s'avança d’un pas rapide et résolu de son côté.

Elle avait conservé les vêtements fanés et misérables, mais propres et décents, qu’elle portait la veille. Ses traits, qui avaient dû être très beaux et étaient restés touchants et empreints d’une grâce maladive, étaient amaigris et flétris comme si de longues souffrances physiques et morales eussent épuisé, sinon tari en elle, les sources vives de la jeunesse et de l'espérance.

L’enfant suivait sa mère d’un air surpris et un peu craintif, mais docilement, comme s’il était habitué à lui obéir en toutes choses. C’était un charmant garçon de quatre à cinq ans avec de grands yeux noirs et des traits délicats et fins encadrés de cheveux blonds bouclés.

Arrivée prés de Marcel Percieux, la jeune femme s'arrêta et, le regardant comme si elle était étonnée de son immobilité et de son silence :

— Marcel ! s’écria-t-elle d’un ton où une joie timide se mêlait à une angoisse pleine de douleur. Marcel, vous ne me reconnaissez donc pas ? Quoique j’aie bien souffert, la douleur n’a pu me changer à ce point !

Marcel, qui était resté comme pétrifié par cette apparition, soudaine, devint livide, et un éclair de colère furieuse jaillît de ses yeux.

Au son de cette voix trop connue, ses doutes, s’il en eût conservé, se seraient dissipés. Pris à l’improviste, se sentant menacé du plus terrible des dangers qui pussent en ce moment l’assaillir, il fit un mouvement comme s’il voulait se précipiter sur cette femme et la jeter hors du jardin.

Mais il se domina vite, et prenant un air dur et froid :

— Que signifient ces paroles ? demanda-t-il d’un air hautain et menaçant.

— Vous ne les comprenez pas, Marcel ? demanda la jeune femme d'un ton doux et attristé.

— Comment voulez-vous que je les comprenne ? Je ne vous connais pas, repartit Marcel.

Et il ajouta d’un ton sec et impatient :

— Qui êtes-vous, madame, et que venez-vous faire ici ?

— Oh ! Marcel ! Marcel ! s’écria la jeune femme d’un ton de reproche doux et navré. Comment avez-vous le courage de me parler ainsi ! Ah ! je n’aurais jamais attendu cela de vous, même après toutes les souffrances que vous m’avez fait endurer !... Vous ne me connaissez pas, moi qui ai tout bravé, tout abandonné pour vous suivre ! qui vous ai tant aimé, qui vous aime encore, malgré tout. Vous me trompiez donc, Marcel, quand vous me disiez que je vous étais plus chère que tout au monde et qu’il n’y aurait pas de force capable de nous séparer ! Il n’y a pas trois ans que vous me le répétiez encore, et depuis près de deux ans et demi, je suis séparée de vous par des obstacles que je n’aurais jamais pu vaincre si Dieu n’avait eu pitié de ma misère. Et ces obstacles, c’est votre volonté seule qui les élevait-entre nous !... Ah ! je voyais bien, depuis quelque temps déjà, que je n’étais plus pour vous cette Berthe à laquelle vous étiez, disiez-vous, prêt à tout sacrifier ; mais jamais, non, jamais, je n’aurais cru que vous pourriez m’oublier à ce point !... Me reconnaissez-vous à présent, Marcel ?

Une contraction qui voulait être dédaigneuse et n’était que forcée, plissa la lèvre pâlie et tremblante de Marcel.

— Je vous reconnais, en effet, madame, et je sais qui vous êtes et aussi qui vous voulez paraître.

— Et c’est ainsi que vous m’accueillez ! s’écria la jeune femme navrée de douleur.

— Ma patience, en effet, doit vous étonner. Si je n'écoutais que ce que je me dois à moi-même, j’aurais appelé déjà, et si vous n’aviez pas voulu sortir quand je vous l’aurais ordonné, je vous aurais fait remettre entre les mains de la police.

— Oh ! Marcel ! Marcel ! s’écria la jeune femme indignée, comment pouvez-vous me traiter ainsi ? Que vous m’abandonniez, moi, je puis le concevoir encore ; mais cet enfant, qui est le vôtre et que vous aimiez tant, ce pauvre petit Jules, pour lequel vous n’aviez jamais assez de caresses !

Et d’un geste timide, Berthe poussait vers lui l’enfant qui, ne le connaissant plus, le regardait avec de grands yeux étonnés et se roidissait contre le mouvement de Berthe, par crainte et par répulsion pour cet homme méchant et dur, qui faisait pleurer sa mère. Ce geste était si suppliant que Marcel, bien qu’il se tint en garde contre toute faiblesse et tout attendrissement, ne put empêcher un spasme léger de contracter ses traits. Mais il se contint.

Voyant son mari rester impassible, Berthe s’écria :

— Marcel, écoutez-moi, je vous en supplie.

Marcel avait réfléchi que les ouvriers ne reviendraient pas avant une demi-heure, et que, dans les paroles de sa femme, il recueillerait sans doute des indications précieuses sur ses desseins et sur la manière dont elle s’était évadée du village espagnol où il la croyait prisonnière pour toujours.

Il prit un air plus doux et, d’un ton compatissant :

— Je ne le devrais pas, dit-il. Mais, dans votre intérêt, madame, dans celui de cet enfant qui n'est pas coupable de vos actes, et à qui je voudrais en éviter la responsabilité, j’écouterai, ce que vous avez à me dire. Je ne veux pas qu’il existe d’équivoque entre nous et que vous puissiez, à l’avenir, vous méprendre sur mes véritables intentions.

Bien que les paroles de son mari ne fussent guère encourageantes, une lueur d’espoir se ranima dans le cœur de Berthe.

— Je ne sais, Marc, dit-elle en baissant les yeux, pour ne pour ne pas laisser voir à son mari les pensées qui s'y reflétaient. quoi qu’elle fit pour les cacher, je ne sais à quelle pensée vous avez obéi, en m’éloignant de vous, il y a bientôt trois ans. Je ne vous avais donné, que je sache, aucun sujet de mécontentement. Je n’avais pas cessé d’être l'épouse aimante et fidèle que vous aviez librement choisie. J’étais prête comme par le passé, ajouta-t-elle en baissant de nouveau les yeux, à tout sacrifier vos intérêts, à ceux de notre fils ! Vous pouviez donc avoir pleine et entière confiance en moi.

Et cependant, tout à coup, sans même daigner m’écrire pour me faire connaître vos intentions, vous m’avez éloignée de vous, comme si j’étais désormais un obstacle ou un embarras sur votre chemin. Lorsque déjà j’étais partie pour aller vous rejoindre à la Martinique, un homme, en qui vous m’aviez dit d’avoir pleine et entière confiance, est venu m'arrêter en chemin. Il m’a, en me trompant odieusement, ramenée, non pas en France, mais dans un village de la côte d'Espagne, où il m’a livrée sans ressources, sans moyens d’existence, à une misérable femme qui m’a retenue prisonnière, et m’a fait endurer d'horribles souffrances.

— Elle vous maltraitait ? demanda Marcel d’un ton visiblement incrédule.

Berthe se redressa.

— Croyez-vous donc, s’écria-t-elle avec une indignation contenue, qu’il suffise de ne pas maltraiter un prisonnier et de lui accorder le nécessaire pour qu’il doive s’estimer heureux ! Il y a des tortures morales mille fois plus cruelles que les tortures physiques, et de ces tortures-là, pas une ne m’a été épargnée. Cette Mercédès Ramon, quand je lui parlais de vous et lui demandais de vos nouvelles, ne voulait pas me répondre. Lorsque j’insistais, elle m'imposait silence d’un ton si impérieux que j’étais contrainte de me taire, car j’étais, je le sentais trop, absolument à sa discrétion.

 
(A suivre)

Ernest Faligan

Épisode précédent

Saviez-vous que... ?

La rue Buot située à la Butte-aux- Cailles a une longueur de 125 mètres pour 10 mètres de largeur. Elle porte le nom du propriétaire de terrains voisins.

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C'est en 1888 que le conseil municipal de Paris décida que la nouvelle rue située entre la place de Rungis et la place du Nouveau Puits-Artésien, de la Butte-aux-Cailles, prendrait le nom de rue du sergent Bobillot.

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Le 26 avril 1939 une distribution de sacs de sable était organisée dans le quartier Croulebarbe par la préfecture de la Seine.

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En juillet 1899, la fête foraine, installée place d'Italie à l'occasion de la fête nationale, s'enorgueillissait d'accueillir la baraque d'Angèle Thiébeau, la Pétomane du Moulin-Rouge.(L'Aurore - 15 juillet 1899)

L'image du jour

La rue Albert, vue en direction du boulevard Masséna.

La photographie est prise en aval du numéro 61 où Mme Lassalle exploitait, en 1910, un commerce de papèterie. A droite, l'immeuble faisant angle avec la rue des Terres-au-Curé existe toujours. Au fond, barrant l'horizon, on distingue les constructions du bastion 87.