UNE ÉVOCATION DU 13e ARRONDISSEMENT DE 1860 AUX ANNÉES 30

Le feuilleton

Episode # 24

II

Les revenants
(suite)

Elle me faisait passer pour folle, au moins pour faible d’esprit, parmi les habitants du village, et quand j’eus appris leur langue et que j’essayais, par des questions de savoir d’eux ce que cette Mercédès Ramon me cachait, ils m’écoutaient avec patience ; mais ils ne me faisaient jamais que des réponses évasives et avec une pitié si peu cachée que, je le vis bientôt, je n’avais à attendre d’eux ni renseignements, ni secours. Je ne pouvais faire un pas hors de la maison, hors du village surtout, sans être aussitôt épiée et suivie, et si j'avais voulu m'éloigner, il n’est pas douteux qu’on m’eut ramenée de force. Où serais-je allée, d’ailleurs ? Je n’avais pas un centime à moi.

— Vous voilà cependant ici, dit Marcel.

— Si j’y suis, repartit Berthe, c'est par un véritable miracle dont je ne saurais être trop reconnaissante à la Providence qui m'a permis contre toute espérance de vous retrouver.

Puis, revenant au récit des souffrances :

— Si vous saviez quelle torture inflige un pareil isolement, à quel désespoir il réduit une pauvre âme comme la mienne, sevrée tout à coup des affections, des espérances qui étaient toute son existence, vous ne me l’auriez pas infligée, Marcel. Non, vous n’auriez pas eu cette cruauté ! J’en serais morte si deux espoirs ne m’avaient soutenue ; celui de vous revoir d'abord. On m’avait dit que vous étiez à la Martinique, je le croyais.

— J’y suis allé aussi ; j’y suis resté près de de deux mois.

— J’espérais qu’à votre retour il me serait permis de vous rejoindre, de vous voir au moins, de connaître pour quels motifs vous m’aviez, sans m’entendre, condamnée à ce dur exil, je croyais aussi que, si vous ne m’aimiez plus, vous aviez du moins conservé quelque affection pour votre fils, et je mettais tous mes soins, je m'appliquais de toute mon âme à le conserver tel que vous l'aviez connu, à le rendre plus digne encore de votre affection, espérant, si vous ne la lui retiriez pas, qu’il en rejaillirait un peu sur sa mère.

Cette espérance de vous revoir, à votre retour qui m’avait soutenue d’abord, il fallut bien y renoncer avec le temps. Cette Mercédès Ramon m’avait d’ailleurs donné clairement à entendre qu’entre nous désormais, tout était fini et que si j’étais sage, je me résignerais à ce que je ne pouvais empêcher. Je tombai dans un tel désespoir que j'en serais morte ou que je me serais tuée, si la pensée de mon Jules ne m’avait soutenue. Il fallait bien que je vive, sinon pour moi, du moins pour lui. Que serait-il devenu, pauvre enfant, si je lui avais fait faute ! Mais alors je n’eus plus qu’une pensée, qu'un désir, c’était de m’enfuir de ma prison, de rentrer en France et de m’y mettre à votre recherche.

Un sourire énigmatique passa, comme une ombre, sur les traits de Marcel.

Il n’était pas de nature à encourager Berthe.

Elle poursuivit cependant.

— Pendant deux années, d’une longueur mortelle, cette pensée m’a obsédée jour et nuit sans que je puisse trouver une occasion de la réaliser. Un jour enfin, il y a un mois, Dieu a eu pitié de moi. Tous les six mois, parfois tous les trimestres, un homme, sans doute le complice de celui qui m’avait empêché de vous rejoindre, venait passer un jour, quelquefois deux, chez Mercédès Ramon. Ils étaient parents, disaient-ils. J’avais cru deviner à quelques paroles de Mercédès qu’il lui apportait l'argent nécessaire à mon entretien et à celui de mon fils. À sa dernière visite, pendant qu’on me croyait à faire la sieste avec Jules, ne pouvant dormir, je sortis dans la cour intérieure de l’habitation. Un bruit de voix attira bientôt mon attention. Il partait d’une fenêtre basse. Je m’approchai sur la pointe du pied et prêtai l’oreille. Mercédès Ramon et son parent s’entretenaient à mi-voix de mon fils et de moi. Bientôt ils parlèrent de vous. Cet homme recommandait à Mercédès de me surveiller plus étroitement que jamais, parce que, disait-il, vous songiez à vous marier.

— Ah ! vraiment, dit Marcel en riant d’un air contraint. Je suis heureux de l’apprendre.

— Et moi comme je serais heureuse, Marcel, dit Berthe, si je pouvais croire que vous dites vrai !... Ma résolution de vous rejoindre coûte que coûte fut prise dès lors. J’avais vu, par hasard, Mercédès recevoir et serrer dans un bahut le prix de ma pension. Le lendemain, je profitai d’une courte absence qu’elle fit pour ouvrir le bahut et m’emparer de cette somme. Pendant la nuit, je partis avec mon fils, seule, à pied, n’ayant pour me guider que de vagues indications que, depuis deux ans, je recueillais et notais soigneusement dans ma mémoire.

Nous marchions la nuit ; le jour, nous dormions dans les bois et dans les rochers, vivant de quelques provisions que j’avais emportées. Nous pûmes enfin traverser heureusement la frontière. Je parvins même à gagner le Roussillon sans être inquiétée. J’y demeurai cachée pendant trois semaines, afin de laisser aux recherches, si l’on en faisait, le temps de se lasser. Quand je crus pouvoir enfin sortir de ma retraite, je vins à Paris par la ligne de Lyon. J'y suis arrivée hier matin. Je me suis d’abord rendue à la Maison-Blanche. L’ayant trouvée déserte, je suis venue à cet hôtel, espérant vous y trouver. Vous y étiez, en effet, mais quand je vous ai demandé, on a refusé de me laisser entrer. Toute la journée j’ai erré autour de la maison espérant, mais en vain, vous apercevoir. Hier soir, enfin, quand vous êtes revenu, je me suis placée sur votre chemin pour attirer votre attention vous m’avez écartée de la main sans même me regarder,

— Ah ! c'était vous ? dit froidement Marcel.

— Oui, c’était moi, répartit Berthe, et ce matin, je suis revenue, sans me lasser. On a, comme la première fois, refusé de m’ouvrir, et je m’en retournais désespérée, quand en passant près de ce mur, je vous ai aperçu par une porte entrouverte. Je n'ai pas été maîtresse de mon premier mouvement. J'ai saisi l’occasion, craignant, si je n’en profitais pas, de ne la retrouver jamais. Je suis entrée. Il faut me le pardonner, Marcel. Il y avait si longtemps que je ne vous avais vu, et l’abandon où vous nous laissez, mon fils et moi, me rendait si malheureuse ! Mais il va cesser, n’est-il pas vrai ? Si vous avez pour m’éloigner de vous des motifs que j’ignore, vous me les ferez connaître ! Vous aurez pitié, non de moi que vous avez peut-être oubliée, du moins de ce pauvre enfant, qui est le vôtre, Marcel ; à qui j’ai appris quand même à vous respecter et à vous bénir. Il vous aime déjà sans vous connaître. Il vous aimera bien plus encore si vous lui montrez les sentiments que vous aviez jadis pour lui, et il n’y a pas de père qui ne se rait heureux d’aimer un pareil enfant ! Regardez-le, Marcel.

D’un geste impérieux, Marcel écarta sa femme.

— Faites-moi grâce de vos supplications, madame, dit-il froidement. Je vous ai patiemment écouté parce qu’il était de votre intérêt, plus encore que du mien, que je fusse éclairé sur vos véritables intentions. Maintenant que je le suis], il est inutile d’ajouter une parole de plus.

Et regardant sa femme, dont les yeux étaient fixés sur son visage avec une expression d’angoisse qui faisait mal à voir, il ajouta d’un ton dur, presque menaçant :

— Mademoiselle Emilienne Fontane...

Emilienne ! s'écria Berthe en pâlissant.

— Si vous ne voulez pas me laisser parler, il est inutile de rester davantage ici, repartit Marcel avec une visible impatience. Prenez cette porte et sortez !

Berthe, confondue de tant de cruauté, ayant gardé le silence, il reprit d'un ton lent et significatif :

— Mademoiselle Émilie Fontane, on m’avait dit déjà que depuis la mort de ma femme et de mon fils, vous essayiez de vous substituer à eux avec votre enfant. Je ne savais pas si c’était de votre part spéculation ou folie, et c’est pour l’apprendre que je vous ai écoutée si patiemment. À présent que je le sais, reprit-il d’un ton sec et impérieux, ce qui me reste à faire, je le sais aussi.

Berthe avait d’abord écouté Marcel d’un air hébété, presque stupide.

Le ton dur et menaçant de son mari, plus que ses paroles qu’elle ne comprenait pas l’avait glacée d'effroi.

Mais, quand enfin la vérité se fit jour dans son intelligence et qu’elle vit de quelle machination odieuse elle avait été victime, un cri d’indignation, de douleur et de désespoir s’échappait de ses lèvres.

— Ah ! Marcel ! dit-elle à son mari en fixant les yeux sur les siens, comme pour y chercher ne lueur de conscience et de pitié, vous ne ferez pas cela ! Ce serait trop lâche et trop odieux. Vous aurez pitié de nous... Je suis Berthe, votre femme, vous le savez bien ? Vous savez aussi qu’Emilienne est morte.

— Vraiment ! répliqua Marcel, d’un ton ironique, vous en avez la preuve ?

— Non, dit Berthe, vous le savez bien.

—  Et si vous ne l’avez pas, vous pourrez la fournir.

Berthe se tut, atterrée.

— Eh bien ! moi j’ai la preuve écrite, officielle, que ma femme Berthe et son fils, que j’ai tant aimés, ajouta-t-il avec une dérision pleine d’ironie, et que je n’ai point oubliés, sont morts en mer de la fièvre jaune. Le capitaine du navire, un marin d’une probité qui défie toutes les attaques, l’équipage entier l’ont vu et l'ont attesté. Cessez donc, madame, vos comédies. Elles ne peuvent me toucher et vos menaces de revendication et de scandale, si vous osez en faire, ne m’effraieront pas davantage. Elles vous coûteraient cher, d’ailleurs, je vous en préviens.

Écrasée par cette révélation cruelle, qu’elle n’avait point prévue, et qui dépassait ses appréhensions les plus grandes, sentant tout lui échapper, jusqu’à sa propre personnalité, jusqu’à son nom et à celui de son fils, Berthe n’essaya plus de lutter ; elle se voyait vaincue d’avance.

Elle pleurait silencieusement, ne trouvant dans son âme douce et tendre, que des prières et des larmes.

— Marcel, est-ce donc pour me traiter de la sorte et me réduire à cet affreux désespoir que vous êtes venu me chercher dans la maison de mes parents, où je vivais heureuse ? Était-ce pour en être récompensée de la sorte qu’avant de recevoir votre nom, dont vous voulez me dépouiller aujourd’hui, je vous ai tout sacrifié mon honneur, ma réputation, l’estime et l’affection des miens. Oh ! comme vous m’en punissez ! Mon Dieu ! ajouta-t-elle en se tordant les mains de désespoir et en jetant un dernier regard de supplication sur son mari, que j’étais folle, en effet, d’espérer en lui et comme j’aurais mieux fait de ne jamais quitter ce village où j’étais prisonnière ! J’y pouvais conserver quelques illusions, tandis qu’à présent, il ne m’en reste aucune et mon malheur est complet.

Des flots de larmes coulaient de ses yeux sur ses joues.

— Ce que vous avez de mieux à faire, madame, repartit froidement Marcel, c’est de retourner à ce village, où je vous avais fait conduire dans votre intérêt et dans celui de votre enfant. Il en est temps encore, et si vous y consentez, en souvenir de Berthe qui vous aimait tant et vous a bien souvent pleurée, j’oublierai votre faute.

L’indignation de Berthe, fouettée par cette hypocrite ironie, se réveilla soudain et fut terrible.

— Moi ! s’écria-t-elle, y retourner ? Vous avez cru que je vous sacrifierais mes droits, ceux de mon fils ! Jamais, entendez-vous bien ! jamais je n'y consentirai, ajouta-t-elle en se rapprochant de lui et en le regardant avec une audace dont il ne l’aurait jamais crue capable. Vous me connaissez bien mal, si vous l’avez pu croire un instant.

— Si vous vous y refusez, repartit rudement Marcel, vous n’obtiendrez jamais de moi un centime, et à la première attaque, à la première menace, vous aurez à choisir entre deux prisons, celle où l’on envoie les gens qui vivent de chantage et celle où l’on enferme les fous !

Berthe, révoltée, répondit au regard dur et irrité de son mari par un regard plein de mépris et de menace.

— Je n’ai pas besoin de votre argent et je n’en veux pas, répliqua-t-elle. Je saurai, puisqu’il le faut, gagner ma vie et celle de mon fils, comme le gagnais autrefois celle de ma sœur et la mienne. Le travail ne me fait pas peur. Quant à vos menaces, je les méprise... Ah ! prenez garde à votre tour ! s’écria-t-elle en se dressant d’un air de défi indomptable devant son mari; ne me contraignez pas à oublier que vous êtes le père de mon fils, car si jamais vous m’y forciez, je ne songerais plus qu’à me venger et ma vengeance serait terrible ! Ah ! vous parlez de prisons ! II en est une outre, plus redoutable, qui pourrait bien alors devenir la vôtre.

Marcel pâlit et fit un pas vers sa femme.

— Qu’entendez-vous par ces paroles ? s’écria-t-il, blême de peur et de rage. Que signifient-elles ? Je veux le savoir.

Mais Berthe s’était maîtrisée.

— Ce qu’elles signifient ! dit-elle. C’est que le faux que vous avez commis, si jamais vous me l’opposiez en justice, pourrait bien vous mener plus loin que vous ne le pensez, monsieur Marcel Percieux.

Puis se détournant de lui d’un mouvement fier et dédaigneux, elle entraîna son fils.

— Viens, mon Jules, dit-elle. À présent tu n’as plus de père. Mais ta mère te reste !

Un instant après, elle avait franchi le seuil de la porte et gagné la rue.

 
(A suivre)

Ernest Faligan

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Saviez-vous que... ?

La rue située entre la rue du Château des Rentiers et la rue Nationale fut dénommée rue Deldroux, en 1888.
Deldroux était un canonnier qui, en 1871, préféra, mourir que de rendre sa pièce.

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Le 23 août 1886, un violent orage provoquait une crue de la Bièvre de près d'un mètre rue Pascal inondant un grand nombre de caves et causait des dégâts considérables dans les parages. Ce même orage fit des dégâts importants dans d'autres points du 13ème notamment rue Richemont et rue Clisson.

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Le bureau du Comité du 13e arrondissement du Groupement général des classes moyennes organisa une première réunion de propagande le 6 juillet 1937 au café du Clair de Lune à l'angle de la Place d'Italie et de l'avenue de Choisy.

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En juillet 1900, le refuge de nuit municipal Nicolas Flamel, 69 rue du Château-des-Rentiers, avait admis 576 hommes soit une moyenne de 18,42 par jour représentant un total de 6565 nuitées et une présence moyenne par jour de 211 personnes. 4.400 kilogrammes de pain leur furent distribués soit 142 kg par jour faisant une moyenne par homme et par jour de 670 grammes.

L'image du jour

Troupeau de bœufs, boulevard Arago