Episode # 26

III
La montée d’un calvaire
(suite)
Bien que la rue Barrault lui fût familière jusque dans ses moindres recoins et qu’elle y vint presque tous les jours à l’époque où elle habitait la Maison-Blanche, elle avait quelque peine à s’y reconnaître.
Depuis trois ans, des maisons nouvelles s’étaient construites ; d’autres avaient été agrandies ou modifiées, et sa tête était si faible, elle avait tant de peine à rassembler ses idées qu’elle semblait quelquefois toute déconcertée.
Jules, qui observait sa mère du coin de l'œil, se reprit à trembler en la voyant hésiter et pâlir de nouveau.
— Mère s’écria-t-il d'une voix pleine de détresse, tu es malade, bien sûr ?
— Non, mon enfant, ce n’est rien, répliqua Berthe d’une voir éteinte, qu’elle essayait vainement de rendre forte et assurée. Un peu de faiblesse, voilà tout. N’y fais pas attention... Viens ! ajouta-t-elle en faisant un effort suprême pour se roidir centre la douleur.
Mais l'effort, malgré tout son courage, était au-dessus de ses forces.
Pendant quelques minutes encore, elle se traina péniblement.
Puis arrivée près de l’endroit où la rue Barrault atteint le point culminant du remblai et se trouve à niveau avec la crête, elle sentit une invincible lassitude s’emparer de tout son être.
Le souffle énervant du vertige troubla de nouveau son intelligence et sa vue, et elle fut obligée, pour ne pas tomber, de s’appuyer à la palissade qui, sur la droite, sépare la chaussée des terrains cultivés.

(d'après une photographie de H. Blancard - 1890)
D'un regard éteint, elle examina les façades des maisons situées devant elle et, tout-à-coup, poussa un cri de joie.
— Jules, murmura-t-elle en se penchant vers son fils, tu te rappelleras bien le nom de la personne que j’allais voir : M. Nivollet, un peintre.
— Oui, mère, sois tranquille.
— C’est là qu’il demeure, reprit Berthe en montrant la maison. Va le chercher. Je ne saurais aller plus loin.
Et, s'affaissant sur elle-même, elle tomba évanouie au pied de la palissade.
Jules, en voyant sa mère étendue sans connaissance sur le sol, poussa un cri d'effroi et se précipita pour la releva.
À son cri, plusieurs personnes qui, du seuil de leurs portes ou de leurs fenêtres, observaient depuis quelque temps la démarche chancelante et l'air exténué de Berthe, accoururent pour la relever.
Une femme d’une cinquantaine d'années, alerte et vive et de figure avenante, dont le costume était celui d’une femme du peuple aisée ou d'une petite rentière, arriva la première auprès de la malade.
Elle s'agenouilla près d’elle, sur le pavé, lui souleva doucement la tête et l'examina.
— Pauvre femme ! dit-elle. Comme elle est pâle ! C'est de besoin sans doute qu’elle s’est évanouie.
— Oh ! non, madame, dit Jules. Maman a de l’argent et elle avait du pain tout à l’heure. Mais elle n’a pu en manger qu’une bouchée. Elle était déjà trop malade et elle avait trop de chagrin.
Cette femme regarda Jules plus attentivement. Surprise de l’air intelligent de l’enfant, dont les yeux noirs et le visage mouillé de larmes l’émurent si profondément qu'elle se sentit elle-même près de pleurer, étonnée aussi de la propreté de son costume, elle l’attira dans ses bras.
— Où donc alliez-vous, mon enfant ? lui demanda-t-elle en l’embrassant.
— Chez M. Nivollet, repartit l'enfant, encouragé par cette caresse.
— Chez M. Nivollet, le peintre ?
— Oui, madame.
— Vous le connaissez ?
— Moi, non.
— Mais il vous connaît.
— Il connaît maman, mais je ne sais pas...
L'inconnue l’interrompit.
— Cela suffit, dit-elle. Et, se dressant à demi, elle appela :
— M. Nivollet ! M. Nivollet !
N’ayant pas reçu de réponse tout de suite, elle se tourna vers une des femmes attroupées autour de Berthe.
— Mme Largère, dit-elle, voulez-vous aller à sa recherche ?
— Certainement, madame Darmont, repartit Mme Largère. J’y cours.
Elle s’élançait, en effet, du côté des maisons lorsqu’une grosse tête apparut tout-à-coup au-dessus des palissades.
— C'est vous qui m'appelez, madame Darmont ? demanda son propriétaire.
— Oui, monsieur Nivollet, venez vite ! On a besoin de vous.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Mais venez donc ! Vous le verrez !
Et elle murmura d'un air agacé que démentait à demi son sourire.
—- Sont-ils étonnants, ces hommes, avec leurs questions !
M. Nivollet venait de paraître sur le seuil du jardin. C’était un homme de cinq pieds six pouces, gros et fort à proportion, sans être cependant obèse.
Il avait une belle tête, intelligente et sérieuse, encadrée de longs cheveux jadis blonds, mais alors grisonnants et légèrement bouclés à la partie inférieure.
Ses yeux bleus, souriants et doux, donnaient un grand charme à sa physionomie et accentuaient encore l’expression de bonté empreinte sur ses traits, d’une assez grande régularité, et particulièrement sur sa bouche, aux lèvres charnues, d’un rouge vif et sur ses joues légèrement tombantes et marquées çà et là de taches violacées.
Il portait une vareuse de drap gris, tombant jusqu’à mi-cuisses sur un pantalon de toile, et il avait la tête coiffée d’un béret bleu et les pieds chaussés de babouches jaunes. Il tenait à la main une longue pipe turque, à fourneau de terre cuite, qu’il avait retirée de ses lèvres d’un air de regret pour répondre à Mme Darmont.
Il s’avançait d’un pas lent et légèrement ennuyé.
Mais, en apercevant Berthe étendue sur le sol, il accourut.
— Voilà que vous vous mettez pourtant à courir, dit Mme Darmont en haussant légèrement les épaules; ça n’est pas malheureux !
— Quelle est cette femme ? demanda Nivollet sans répondre aux reproches de Mme Dar mont. Que lui est-il arrivé ?
— C'est une femme qui venait vous voir.
— Moi ! s’écria Nivollet d’un air surpris.
— C’est du moins ce que nous a dit son fils, ce petit-là qui est si gentil, dit Mme Darmont en le montrant du doigt au peintre, qui le cherchait des yeux, et, en arrivant elle s’est évanouie de fatigue et de souffrance. Elle est, à ce qu’il paraît, très malade.
Nivollet avait considéré Jules un instant.
Les traits de l’enfant n’ayant éveillé aucun souvenir dans sa mémoire, il reporta les yeux sur le visage de Berthe.
Pendant quelques secondes, il la considéra d’un air indécis et perplexe, puis tout à coup devint extrêmement pâle.
— Madame Perc...., s’écria-t-il.
Mais il étouffa le cri que lui arrachait la surprise avant d’avoir prononcé le nom de Percieux, et se tourna d’un air de reproche vers les femmes qui entouraient la malade.
— Que faites-vous là, plantées sur vos jambes comme des statues ? leur dit-il brusquement. Est-ce que vous n’auriez pas dû déjà secourir cette pauvre femme ? Allons, vite ! qu’on la relève et qu’on l’emporte !
— Où cela ? demanda Mme Darmont. Chez vous, M. Nivollet ?
— Non, c’est trop loin. Dans mon jardin. Le grand air lui fera du bien. Allons ! Dépêchez-vous. Petite et faible comme elle est, elle ne doit pas plus vous peser qu’une plume.
Quelques instants après, Berthe était transportée dans le terrain de quelques mètres carrés, enclos de planches, que Nivollet appelait son jardin et où fleurs et légumes croissaient dans le plus parfait désordre.
À l’une de ses extrémités se trouvait un fauteuil rustique où, chaque jour, le peintre venait s’assoir et fumer sa pipe.
Berthe y avait été déposée. Elle était toujours évanouie. Ses yeux étaient fermés, ses traits d’une pâleur et d’une immobilité cadavérique et l’on aurait pu croire qu’elle était morte si, de temps en temps, un mouvement spasmodique n’avait soulevé sa poitrine ou contracté sa gorge.
Tandis que Mme Darmont desserrait la robe de la malade et cherchait à la faire revenir à la vie en lui frappant légèrement dans les mains, les autres femmes avaient couru chez elles chercher les remèdes contre les accidents de cette nature, dont toute bonne ménagère est amplement fournie.
Un instant après, elles revenaient les mains pleines de flacons et de bouteilles de toutes grandeurs et de toutes couleurs.
Elles les offrirent toutes en même temps à Nivollet. Mais le peintre avait quelques notions de médecine et la tête solide.
Sans se laisser déconcerter par le flot de paroles qui l’assaillait, il versa de l’arnica sur un mouchoir et en frotta les tempes de Berthe ; puis il lui fit prendre un morceau de sucre sur lequel il avait versé de l’eau de mélisse.
Le retour à la vie de Berthe semblait se faire avec une difficulté extrême.
Ses nerfs, que la fatigue et la scène terrible de la matinée avaient ébranlés outre mesure, étaient frappés d’une atonie dont ils ne pouvaient sortir.
Réveillés un instant par l’action des remèdes ou par les excitations extérieures, ils retombaient presque aussitôt dans leur insensibilité première.
Les yeux de Berthe, à peine rouverts, se refermaient.
Quand la vie fut enfin assez revenue pour les empêcher de se clore, on eût dit que l’intelligence, encore engourdie, sommeillait toujours.
Leur regard vitreux et sans pensée se promenait sur les personnes présentes et sur les objets environnants, sans s’y arrêter, peut-être même sans les apercevoir.
Le peu d’activité qui survivait dans l’esprit se reportait vers les scènes du passé, qui paraissaient le préoccuper uniquement.
Berthe n’avait pas même reconnu son fils, son Jules, qui pourtant, dès qu’il avait vu les yeux de sa mère s’ouvrir, s’était précipité vers elle, et de ses deux petits bras avait entouré son cou par un geste caressant.
Des paroles indistinctes s’échappaient de ses lèvres.
Elle semblait se débattre contre l’obsession d’un rêve intérieur dont les visions la poursuivaient.
(A suivre)