Episode # 27

III
La montée d’un calvaire
(suite)
Lorsqu’elle parla d’une manière plus intelligible, il ne fut plus permis d’en douter.
— Marcel ! Marcel ! murmurait-elle. Tu n’auras pas l'affreux courage de tenir tes menaces. Tu ne me désavoueras pas, moi qui ai tout quitté pour te suivre ! Ah ! Marcel, que t’ai-je fait ? Pourquoi me chasses-tu ?
Soudain elle aperçut son fils et le reconnut.
— Tu n’as donc pas pitié de lui, continua-telle. Mais regarde-le donc ! Vois comme il est beau ! comme il te ressemble ! Ah ! tu peux le renier, va, tout le monde n’en dira pas moins en le voyant qu’il est bien ton fils !
Deux larmes, qui semblèrent la soulager, coulèrent de ses yeux sur ses joues.
Elle resta pendant un instant comme anéantie par la douleur.
Puis son désespoir se réveilla et une nouvelle crise plus forte et plus terrible que les autres secoua tout son être.
— Ne le touche pas ! s’écria-t-elle, comme si elle s’adressait â un être invisible debout à ses côtés. Je ne le veux pas !... Jules ! ajouta-t-elle, en saisissant son fils dans ses bras et en l’attirant à elle par un geste passionné, Jules, viens ici ! Ne prends pas la main qu’il te tend ! Ne la prends pas te dis-je. Elle est pleine de sang. Oui, du sang du cadavre, assassin !
Et elle se redressa d'un air de triomphe et de joie qui faisait mal à voir.
— Ah ! continua-t-elle, tu ne le savais que je t’ai vu, que je t’ai suivi, que je sais où il est. Oui, je le sais, assassin ! misérable !
Et accentuant ses paroles d’un mouvement empreint d’une expression terrible de désespoir et de menace :
— Marcel ! s’écria-t-elle, qu’as-tu fait de Lucien ? Oh ! tu ne veux pas le dire ! Eh bien ! moi, je le sais, et je le dirai ! Je proclamerai partout que tu es un assassin ! Ce sera ma vengeance ! En me perdant, tu te seras perdu, lâche, assassin !
Nivollet avait écouté les paroles de Berthe d’un air impassible mais avec une attention profonde et à deux ou trois reprises, il avait pâli.
Lorsqu’il l’entendit prononcer des paroles qui, mal interprétées, pouvaient être retournées contre elle ou contre son mari, il se tourna brusquement vers les femmes qui l’entouraient.
— Vous le voyez et l’entendez, mes amies, dit-il, la pauvre femme a le délire. Sa tête n’est plus à elle, et quand une malade est dans cet état, ce qu’il lui faut, c’est le repos et le silence. Toute parole qui parvient à son oreille, même la plus insignifiante, peut déterminer une crise. Il suffit même souvent de la vue d’un visage étranger. Ce que vous avez de mieux à faire, c'est donc de vous retirer sans bruit. Elle n'a plus besoin de rien, et du reste, nous allons rester auprès d’elle, Mme Darmont et moi.
Si vous m'en croyez aussi, mes amies, vous ne parlerez point de ce qui vient d'arriver à cette pauvre femme. Vous ne répéterez non plus à personne, pas même à elle, les paroles qu’elle vient de prononcer, car il y en a dans le nombre qui lui causeraient une peine très vive si jamais elle apprenait qu’elles lui ont échappé.
— Ne craignez rien, M. Nivollet, dit Mme Largère en se redressant d’un air digne. Nous saurons tenir notre langue.
D’un mouvement de tête unanime, les commères présentes s’associèrent à sa promesse et décampèrent sans se faire prier davantage, mais avec un regret visible.
Lorsqu’elles se furent retirées, Mme Darmont, qui n’avait pas écouté Berthe moins attentivement que M. Nivollet, se tourna, toute pâle, du côté du peintre.
— Que voulait-elle dire avec ce Marcel et ce cadavre ? demanda-t-elle.
— Vous ne l’avez donc pas reconnue ? repartit le peintre.
Madame Darmont regarda la malade pendant un instant, puis poussant un cri de surprise et de joie :
— Ah ! je savais bien que j’avais vu sa figure quelque part ! s’écria-t-elle. C’est madame Berthe. N’est-ce pas votre avis, M. Nivollet ?
— Oui, c’est elle, bien qu’elle soit à peine reconnaissable en ce moment, dit le peintre d'un ton convaincu.
— Comment se fait-il alors qu’elle se trouve ici avec son fils, dans un pareil état de misère, et que voulait-elle dire en parlant d’abandon, d’assassinat et de cadavre !
— Je ne le sais pas plus que vous, repartit le peintre. Elle nous l’apprendra elle-même si, comme il faut l’espérer, nous parvenons à la guérir. C’est là le plus pressé pour le moment. Je vais lui faire préparer un lit chez moi et nous l’y conduirons dès qu'il sera prêt.
Mme Darmont hocha la tête.
— Chez vous ? dit-elle. Ce n’est point-là sa place, et, malgré toutes vos attentions, elle y sera bien mal. Vous ne pouvez la soigner vous-même, et votre fillette est trop jeune encore pour vous remplacer. Il faudra prendre une garde, qui vous trompera et vous volera.
Nivollet haussa légèrement les épaules.
— Que voulez-vous que je fasse, alors ? demanda-t-il. Je ne peux pas, cependant, l’envoyer à l’hôpital.
— Non, bien sûr, répliqua Mme Darmont, avec une vivacité indignée, et je n’y songe pas plus que vous. Mais vous connaissez ma cousine Vabras ?
— Cette brave femme qui demeure rue du Pot-au-Lait et y continue le commerce de son mari, qui était nourrisseur ?
— Justement. Elle a au fond de sa cour deux chambres qui ne sont pas belles ni riches, mais qui sont proprement meublées et tout à fait tranquilles. Mme Berthe y sera de toutes façons mieux que chez vous, et si elle était obligée, pour une cause ou pour une autre, de se cacher, elle y serait difficile à trouver. Qu’en pensez-vous ?

— Votre idée est excellente, repartit le peintre avec vivacité. Allez vite vous entendre avec Mme Vabras, dites-lui que je réponds de tout, et si vous vous arrangez avec elle, ramenez une voiture pour que nous conduisions tout de suite cette pauvre femme dans son asile.
Deux heures après, Berthe, couchée dans un lit moelleux et propre, entre des draps blancs, reposait au fond de la plus belle des deux chambres louées par Mme Vabras.
Elle venait de prendre une potion calmante que Nivollet avait préparée lui-même et était plongée déjà dans un assoupissement profond.
Assis au pied de son lit, à côté de Mme Darmont, Nivollet la regardait dormir d’un air pensif, tandis que sa fille, charmante enfant de dix ans, aux yeux bleus, aux cheveux blonds ébouriffés et à l’air espiègle, s’occupait de Jules.
Elle avait fait asseoir l’enfant auprès d'elle, sur une chaise basse, et ayant épuisé toutes les paroles de consolation que son bon cœur lui suggérait, ne trouvant plus rien à lui dire, elle lui passait doucement les bras autour du cou, pour lui témoigner sa sympathie, et l’embrassait tendrement sur les deux joues.
IV
Petites gens, grands cœurs
Nivollet, le peintre de la rue Barrault qui s’était montré si secourable pour Berthe habitait le quartier de la Maison Blanche une dizaine d’années.
Il y était fort connu, bien qu’il y menât une vie retirée.
C’était un artiste de talent qui, dans sa jeunesse avait eu des succès faisant présager un bel avenir.
Mais, soit que la chance lui eût fait faute, soit qu’une certaine indolence de caractère le rendit incapable de l’âpre effort nécessaire aux jeunes artistes qui veulent faire leur chemin dans la vie, ces succès étaient demeurés stériles.
Il avait manqué le prix de Rome, bien qu'il fût sans contredit le mieux doué de tous les concurrents, pour avoir traité avec trop d'indépendance le sujet donné par le jury.
Il avait ensuite commis la faute, souvent mortelle aux artistes, de se marier jeune et par amour à une femme aussi pauvre que lui.
Il avait fallu subvenir aux besoins du ménage, et, l’art n’y pouvant suffire, recourir au métier, se mettre à la solde d’architectes auxquels il fournissait des sujets de décoration que souvent il exécutait lui-même quand ils présentaient des difficultés trop grandes.
Il s’était promis, au début, de faire deux parts de sa vie d’artiste : l’une consacrée à ces travaux inférieurs, sûrs et bien payés, l’autre réservée à l’étude de l’art.
Mais, une fois lancé sur cette pente, il est rare qu’on puisse s’arrêter à mi-chemin.
Les enfants étaient venus, les commandes avaient augmenté, et son temps, son esprit lui-même avait été si bien absorbés par le métier qu’il ne lui resta plus de loisirs pour autre chose.
Si quelquefois il reprenait ses études et ses ébauches, il en était distrait avant d’avoir pu s’y remettre sérieusement, et, de guerre lasse, il avait fait le sacrifice de ses aspirations d’artiste.
Il avait relégué ses toiles dans un coin de l’atelier, depuis qu'il n’y touchait plus, et lors qu’il passait auprès, il ne pouvait se défendre d’un soupir de regret en les voyant couvertes de poussière.
Les travaux décoratifs lui avaient donné non la fortune, mais une assez grande aisance. Les enfants pour lesquels il avait sacrifié sa carrière d’artiste étant tous morts comme ils arrivaient à l’adolescence, il s’était retiré dans ce quartier de Paris qu'il aimait et dont il espérait que l’air vif et pur sauverait l’unique fillette qui lui restait du sort de ses aînés.
Il était depuis longtemps résigné à son sort, bien que la vie ne lui eût pas donné tout ce qu’il était en droit d’en attendre.
L’amour constant et dévoué de sa femme l’avait consolé, autant qu’il pouvait l’être, de la perte de ses espérances d’avenir et de celle, plus cruelle, de ses enfants.
La mort de sa Madeleine, survenue dix-huit mois auparavant, avait été le plus grand deuil de sa vie, et il en portait la plaie encore saignante dans son cœur.
Il avait, depuis cette époque, cessé complètement tout travail, pour se consacrer à l’éducation de sa fille, qui avait reçu le même nom que sa femme et sur la frêle existence de laquelle étaient concentrées désormais toutes les affections, toutes les espérances de ses dernières années.
Il ne voyait personne dans le quartier, sauf deux ou trois anciennes amies de sa femme, qui venaient quelquefois s'asseoir sur le banc de son jardin et lui parler de la morte, sachant que son plus grand plaisir était de s’entretenir d’elle, maintenant qu’il ne pouvait plus la voir, ni lui parler.
Il recevait aussi de loin en loin la visite de peintres, anciens amis de sa jeunesse, les uns célèbres, les autres obscurs comme lui, ou de jeunes débutants qui venaient lui apporter des recommandations et quelquefois recourir à sa bourse.
Il avait même conservé d’assez belles relations dans le monde des arts, et l’on y tenait grand compte de ses jugements, dictés par un goût sûr et une longue expérience, et rarement erronés.
Les voisins, qu’il accueillait toujours bien, quoiqu’il ne les recherchât jamais, venaient souvent le consulter, et comme il avait le cœur excellent et que les déceptions l’avaient éclairé sans l’aigrir, il soulageait d’une main discrète beaucoup de misères ignorées.
(A suivre)