Maximilien Luce
En 1888, l’éminent balzacien que fut Jules Christophe (1840-1908) remarqua une exposition consacrée aux œuvres d’un jeune peintre, Maximilien Luce (1858-1941), et lui consacra un article dans l’hebdomadaire satirique La Cravache parisienne du 28 juillet 1888 auquel il collaborait régulièrement.
Cet article permet de mieux interpréter un petit tableau (38,7 x 46,4 cm) de Luce connu sous l’appellation « La Bièvre près de Paris » alors qu’il s’agit, en fait de la Bièvre dans Paris et plus précisément aux abords de la rue des Peupliers et du Moulin-des-Prés sur la rivière.
Jules Christophe ne se trompa guère en entrevoyant un avenir artistique radieux pour le jeune peintre.
Paul Alexis (1847-1901), homme de lettres et critique d’art, ami et collaborateur d’Émile Zola remarqua lui aussi Maximilien Luce. Il fit un article dans le style « argot populacier » destiné aux lecteurs du Cri du Peuple, le journal de Jules Vallès dans lequel il écrivait sous le nom de « Trublot ». Pour se simplifier la tâche, Paul Alexis prit le parti de reproduire le texte de son copain Jules Christophe qui avait chouett'ment fait le turbin.
Maximilien Luce consacra d’autres tableaux à la Bièvre sans qu’il soit possible de localiser les sites reproduits.
MAXIMILIEN LUCE
Le prénom de Robespierre avec ce nom patronymique exprimant de la lumière, c’est d'un grand effet : ces vocables réunis sont promis à la gloire. — il s’agit là d’un peintre, parisien de trente ans, d’origine picarde. L’homme est de taille moyenne, tête ronde, cheveux châtains et barbe rousse, des yeux dorés, chauds et mélancoliques, la lèvre épaisse et tordue, du Vallès et du Zola dans l'expression, avec beaucoup de la rancœur d’un révolutionnaire plébéien. La loyauté et la sincérité mêmes. Fils d’artisans, instruction primaire, et très compréhensif. Élève de l’École des Beaux-Arts, — bien corrigé !
En 1887, il arriva, sans aucun antécédent connu, à la Société des Artistes indépendants avec sept toiles originales et puissantes conçues dans le système de la division du ton. Il en donna dix à l’exposition du pavillon de la Ville de Paris en mars 1888, et la plupart, avec quelques nouvelles œuvres, sont actuellement exposées aux bureaux de la Revue indépendante, Chaussée-d’Antin, n°11.
Voyons : près de la porte, à gauche, se présente, d'abord, en un cadre doré, quelconque, un panneau de quelques centimètres : sur une route solitaire, bordée d’arbres grêles très espacés, une seule maison à tuiles rouges, nul passant, aucune figure, un ciel d'orage, fuligineux et redoutable, tout chargé d’épais nuages, de la sombreur et des fulgurances en tombent. Et c'est d’un très évocateur Bleak House, cette maison de Lagny.

Au dessus de ce paysage d’automne orageux, une toute printanière vue de Bièvre à Paris, rue des Peupliers. Du printemps tout neuf, rêche et cru, le cours d’eau des tanneurs mué en un « beau Danube bleu » réduit, des placages d’herbe nouvelle, verte à faire grincer des dents, de petites constructions de jardins, les hauteurs de la rue Damesme, les squelettes de quelques arbres encore sans feuilles, et, à l’horizon le viaduc delà rue de Tolbiac sur la rue du Moulin-des-Près, et les constructions pressées de la Butte-aux-Cailles, parmi lesquelles l’espèce de pyramide en bols noirci de son puits artésien projeté, le tout baignant dans une atmosphère très spécialement respiratoire et comme tangible, avec un ciel pâle, jeune et pur.
Auprès, sur une cheminée, des panneaux ou des toiles de quelques centimètres, très suggestifs : une plaine avec des peupliers, une espèce de ferme à toit rouge, un groupe d’arbres verts sur un monticule, une maison isolée sur un chemin, des maisons rousses en groupe. — près de Lagny, la préparation d’une vue de l'église Saint-Médard à Paris, avec son square triomphalement estival, etc., le tout aéré toujours excellemment, et des ciels si variés, fins et forts à la fois.
Non loin, quatre cadres de croquis rapides, en noir : travailleurs-artistes sous la lampe, femmes causeuses ou en occupations de toilette, petits marmots en leur haute chaise fermée, etc., forts justes d’attitude irréprochablement dessinés, attestant une gymnastique d’art, déjà ancienne, en éveil toujours, entretenue à l'École naguères.
Grandes toiles : en une mansarde, où appointes deux modestes cadres, un homme grand, le buste nu, pantalon bleu, se lavant la figure avec les mains dans une cuvette rouge-jaune posée sur une petite table noire, sous et près cette table, à terre, un petit fourneau et des litres vides, une chaise avec des vêtements, à des patères s un chapeau mou et quelques frusques, sur le premier plan et le sol une cruche verte; — d’une large, crâne et fière exécution, ainsi qu’un « chauffeur», tout proche, alimentant sa machine, sérieux, même tendu, les bras nus, le visage tout incendié, avec un air — on dirait — de faire rôtir, rageusement concentré, un peu de « bourgeoisie » imbécile et cruelle.
Sur le mur de droite, le portrait d’une femme blonde, de quarante ans environ, austère et méditative, baignée de lumière brisante, de noir vêtue, assise en un fauteuil rouge, près d'une fenêtre et d’une cheminée de marbre noir, sur quoi de tristes fleurs dans un pot vert, à la main droite, un livre fermé, dont elle garde la page d’un doigt, la main gauche entourant la joue: très évocatrice représentation de toute une vie triste et débattue.
Dans la catégorie des grandes toiles, on voit encore sur le mur d’en face la porte, deux chiffonniers des entours de Montmartre, sombres et lassés, au repos, l’un debout, l’autre assis près d’une charrette aux bras levés, et, non loin, pour chacun d’eux, une étude peinte très achevée.
Enfin, c’est, bien à l'ombre, dans une barque, sous un chapeau de paille, un pécheur attentif à l’âge moyen ; deux fois la Bièvre à Gentilly, rurale, bocagère, industrielle, dans un été exubérant, avec de petites figures où éclate, parfois, le rouge intense d’un comme bonnet phrygien d’homme : deux vues, bien exactes de cette pauvre rue de Clignancourt, la Championnet ; et, vus de la fenêtre du peintre, rue Cortot, deux Montmartre panoramiques, tous deux appartenant à des poètes.
L'un, printanier, l'autre automnal et orageux, tout assombri par de pesants nuages couleur ardoise, avec, plus loin, des vapeurs multicolores d’un pâle rayon de soleil horizontal sur le coteau de Villetaneuse ou d’Épinay. Tout Clignancourt est là, avec son aigu clocher, et l’industrielle plaine Saint-Denis avec ses hautes cheminées exhalant de sales fumées giratoires ; sont là, pressées et comme haletantes, imprégnées de sueur bouillonnante, les tanières de cent mille êtres à vie contentieuse, essoufflée, la vie du Peuple, de ce peuple « héroïque et misérable, — dit Jules Vallès — qui suffit à tout contre l’Eau, le Vent, la Terre et le Feu ». Et ces fumées épandent dans l’oxygène et l’azote de l’air, leurs relents de suif, de poisons distillés, de parfumerie exquise et violente, que sait-on ?
Il a rendu tout cela robuste, brutal, original, intense M. Maximilien Luce, toujours en éveil, et très susceptible d’avatars ; car je lui vois déjà deux manières : celle de 1887, où beaucoup de radieux rayons, de printemps fort un peu trop, de joie quasi furieuse, ou tout luit exagérément, et crie très haut, et la manière actuelle, rageusement concentrée, comme la figure du « chauffeur » où tout s’harmonise dans le violent navré.
Maintenant où en sont les Rothschild et les Camondo pour acheter ces toiles savoureuses, comme il serait moral qu’elles fussent acquises à des prix honorables.
Jules Christophe

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L'article de Paul Alexis (Trublot)
Pour ceux qui s'intéressent aux paysages disparus du 13e arrondissement, la peinture de Maximilien Luce est précieuse dans la mesure où elle est l'une des très rare représentation du pont de la rue de Tolbiac franchissant la rue du Moulin-des-Prés. On peut penser que Luce avait installé son chevalet en amont dudit Moulin-des-Prés, dernier survivant des moulins-à-eau parisiens installés sur la Bièvre.

On peut rapprocher le tableau de la photographie de Charles Marville prise vers 1877 lors de la construction de la rue de Tolbiac pour y repérer des immeubles représentés par Luce.

CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet
A peine achevé vers 1878, le pont franchissant la rue du Moulin-des-Prés fut condamné en raison des différences de niveaux (plus de 11 mètres au droit du pont) qui nuisaient aux développement du quartier et de ses voies de communication.
Il disparaîtra, enseveli par le relèvement de la rue du Moulin-des-Prés, à l'orée du XXe siècle.