UNE ÉVOCATION DU 13e ARRONDISSEMENT DE 1860 AUX ANNÉES 30

Le feuilleton

Episode # 17

VIII
Tragi-comédie
(suite)

Il croyait aussi que Mazamet n’avait pas de secrets pour lui.

— C’est fini, en effet, dit-il, et maintenant vous n’avez plus qu’une chose à faire, c’est de songer à vous-même et de gagner le canot de sauvetage. Un plus long retard pourrait nous mettre tous en péril.

— Moi ! partir ! s’écria Mazamet en se levant d’un air désespéré. Après ce dernier malheur, c’est impossible. Il ne me reste plus qu’un parti à prendre, c’est de monter sur ma dunette et d’y attendre que la mer nous y démolisse, mon pauvre Argus et moi ! Ce ne sera pas long, heureusement. Ce n’était pas assez de perdre un si beau navire ! Il fallait encore que ce malheur m’arrivât ! Que dire à Raulhac lorsqu’il apprendra que M. Lucien Percieux, son ami, son bailleur de fonds, un homme avec lequel il méditait de faire aux colonies les spéculations les plus lucratives, s'est perdu sans que j’aie rien fait pour le sauver. Il croira que c’est arrivé par ma faute !

— Nous serons là pour témoigner du contraire, repartit le second d’un air encourageant. Allons, venez ! monsieur Mazamet. Jamais encore je ne vous avais vu perdre la tête de cette manière-là.

— C’est que jamais pareil malheur ne m’avait accablé ! s’écria le capitaine.

Le second, tout en parlant, avait pris Mazamet par un bras, et avait fait signe au matelot de le saisir par l’autre.

Ils l’entraînèrent du côté du va-et-vient.

Mazamet qui s’était d’abord débattu, assez faiblement, il est vrai, se laissa pourtant en traîner.

Il se résigna même, lorsque le second le poussa du côté du canot, à suivre le matelot.

Dix minutes après, le second les avait rejoints.

Il n’était que temps qu’il arrivât.

L'Argus, battu et soulevé par les vagues, n’était plus qu’une ruine.

Disloqué en tous sens, déchiré, démembré, il finit par s’affaisser sur lui-même et s'abîma sous les lames, en couvrant la mer d’épaves.

Mazamet se cacha la figure dans les mains en le voyant disparaître et recommença ses lamentations.

Il joua si bien la comédie qu’il attendrit presque les marins du canot de sauvetage et inspira la sympathie la plus profonde à la foule assemblée sur la plage, lorsqu’elle le vit débarquer dans cet état lamentable.

Du vapeur disparu dans la brume, le capitaine américain avait, à l’aide d’une longue-vue, suivi toutes les péripéties du naufrage.

Il avait même très convenablement joué son rôle dans la mise en scène organisée par Mazamet.

Lorsqu’il eût vu l’Argus disparaître sous les vagues et le canot de sauvetage aborder sans encombre, il fit chauffer à toute vapeur et mit le cap sur l’Angleterre.

Il pouvait maintenant l’essayer.

Le plus violent effort de la tempête était passé.

La tentative, tout en restant fort périlleuse, n’était plus folle et impossible comme elle l’aurait été deux heures auparavant.

Le même soir, à la nuit tombante, il abordait â Portsmouth, et, malgré l’heure avancée, il laissait descendre à terre ses hommes impatients de se dédommager des fatigues de la nuit précédente par les excès d’une orgie crapuleuse.

Il était seul à bord avec un matelot qui, bientôt, s'endormit de fatigue sur son banc de quart.

Alors, dégageant sans bruit de ses amarres une chaloupe légère et mince comme une coquille de noix, il la mit à la mer.

Puis il descendit dans sa cabine, où Marcel Percieux, couché dans son hamac, attendait l’heure de la délivrance avec une anxiété facile à comprendre.

Il ouvrit doucement la porte, dont il avait depuis le matin la clef dans sa poche et fit signe à Marcel, qui avait avancé la tête avec précaution, de descendre de son hamac,

— Venez, dit-il, et ne faites pas de bruit. Tout est prêt.

Quelques secondes plus tard, Marcel montait à sa suite l’escalier conduisant sur le pont.

Pour tout bagage, il portait à la main la mallette de cuir avec laquelle il était sorti de la Maison-Blanche.

La nuit était assez noire pour que, des navires auprès desquels le vapeur était mouillé, on ne pût distinguer leurs formes, ni même les apercevoir.

L'Américain prit la mallette des mains de Marcel, pour lui permettre de descendre.

Il la lui jeta, lorsqu’il fut arrivé dans le canot, puis, l’y'rejoignant, il prit un aviron et le conduisit sans bruit, en longeant le pied des navires près desquels il passait, vers une partie déserte du quai.

Lorsqu’il eut débarqué Marcel sur la cale ;

— À présent, lui dit-il, vous êtes à l’abri de tout danger. Bonne chance !

— Merci ! dit Marcel en serrant avec force, dans une effusion de reconnaissance dont il ne fût pas maître, la main que lui tendait Harris.

Un instant après, il avait disparu dans la nuit.

Le même soir, il prenait le train de Douvres ; il s’embarquait le lendemain matin dans cette ville pour Calais et arrivait sans encombre à la Maison-Blanche.

IX

Comment les bons comptes font les bons amis

Deux mois après, Marcel Percieux, installé depuis quelques jours dans l’hôtel que Lucien s’était fait construire boulevard de Port-Royal, était nonchalamment assis au coin du feu, dans le cabinet de travail de son cousin, au milieu de bibliothèques garnies de livres rares, de panoplies d’armes de prix et de bibelots dont quelques-uns étaient de petits chefs-d’œuvre.

Unique héritier de Lucien du côté paternel, il avait été, quelques jours auparavant, mis en possession de la part d’héritage qui lui revenait.

Les pieds chaussés dans les pantoufles de son cousin, enveloppé de sa robe de chambre et paresseusement étendu dans son fauteuil, à sa place favorite, il semblait prendre plaisir à s'identifier à sa personne et à ses habitudes, afin de mieux goûter la joie de la substitution.

Il fumait un cigare d’un air distrait et de temps en temps tournait la tête du côté de la porte, comme s’il attendait quelqu’un. Tout à coup un bruit de pas retentit dans l’antichambre, et en même temps qu’un domestique ouvrait la porte pour l’annoncer, un visiteur se précipitait comme une trombe dans l’appartement.

C’était Raulhac, l’armateur de Bordeaux.

Il paraissait fort excité, et dans un transport de joie qui le mettait hors de lui.

— Eh ! comment va, mon très cher Marcel, s’écria-t-il en se précipitant vers ce dernier et en lui serrant les mains avec effusion. Il y a un siècle que je ne t’avais vu. Tu es toujours le même, toi, ajouta-t-il en l’examinant d’un air de complaisance, tandis que moi, c'est bien différent, je suis tout changé ! Ce sont les affaires, mon ami. Ah ! tu ne te figures pas comme elles vous vieillissent un homme !

Marcel, qui s’était tourné vers l’armateur d’un air contraint et ennuyé, coupa court à ce flux de paroles.

— Ah ! c’est vous, Raulhac, dit-il d’un ton froid. Vous venez me parler de l’affaire pour laquelle vous m’avez écrit ?

— Eh ! oui, c'est moi ! s’écria Raulhac sans prendre garde au froid accueil de Marcel, tant il était enivré de sa joie. Qui veux-tu que ce soit ? Je suis en retard, il est vrai, mais ce n’est pas ma faute. Impossible de trouver une voiture, mon cher, et ces gueux de cochers, quand on ne les gave pas de pourboires, vous conduisent avec une lenteur désespérante. J’ai cru que je n’arriverais jamais.

— Rien ne pressait, dit froidement Marcel, nous avons toute la journée à nous. Asseyez-vous, ajouta-t-il en lui montrant un fauteuil.

Et d’un regard il fit signe au domestique, qui attendait ses ordres, de se retirer.

Quand ils furent seuls, Raulhac, qui promenait des regards émerveillés autour de lui, se leva pour examiner de plus près des bibelots et des objets d’art rangés sur une étagère puis se tournant vers Marcel :

— Peste ! dit-il, voilà qui vaut gros, mon très cher, et ton cousin Lucien ne se mouchait pas du pied. C'était un homme de goût, et on se croirait ici chez un grand seigneur ou chez un prince, plutôt que chez un riche bourgeois.

Puis, changeant soudain de ton et d’attitude :

— Ah ! le digne et brave homme ! s’écria-t-il. Comme il entendait les affaires et quelle perte j’ai faite en lui ! Il allait me commanditer pour des sommes considérables, et à nous deux, nous aurions réuni dans nos mains tout le commerce des colonies. Ah l quel malheur !

Et il partit d'un éclat de rire muet et sardonique, qui lui fendit la bouche jusqu’aux oreilles et laissa voir des dents blanches et aiguës comme celles d'un requin.

— Quand vous aurez fini vos folies, dit Marcel d’un ton de sourde irritation, nous causerons sérieusement.

— Ah ! tu me dis vous ! tu te fâches, mon vieux ! Eh bien ! vrai, tu n’as pas de flair, car si tu savais les bonnes nouvelles que je t'apporte, tu m'auras déjà sauté au cou.

Marcel pâlit légèrement et fixa un regard d’involontaire curiosité sur Raulhac.

Mais il reprit presque aussitôt son air d’impassible indifférence.

— Si vous dites vrai, répondit-il, vous êtes inexcusable de n’avoir pas commencé par me les apprendre.

— Je ne te ferai pas languir, mon très cher, dit Raulhac froissé et déconcerté par le froid accueil de Marcel, mais comptant sur la suite de l’entretien pour dissiper ses préventions. Seulement, pour bien nous entendre, il faut, comme on dit, commencer par le commencement. Tu as reçu le journal breton qui a, le premier, donné le récit du naufrage de l’Argus.

— Oui, dit sèchement Marcel, il y a trois semaines.

— Comment l'as-tu trouvé ?

— Très bien.

— Comme tu dis cela froidement... Très bien ! Mais c’était tout simplement un chef-d’œuvre, mon bon ami.

— Je ne le conteste aucunement. Nous l’aurions écrit nous-mêmes que nous ne l'aurions, pas rédigé autrement.

— Nous l’aurions, dis-tu ? Mais c’est Mazamet qui l'a dicté lui-même. Crois-tu que je laisse ce soin â des tiers maladroits où malveillants qui par toutes sortes d'indiscrétions ou de bavardages, attireraient l'attention du public et des autorités, précisément sur ce qu’il faut leur cacher ? Non pas. C’est toujours Mazamet ou moi qui le rédigeons, sans en avoir l’air. Quand le journaliste vient nous demander des renseignements, nous le recevons en ami. Nous le faisons, asseoir auprès d'une table où il y a de l'encre, des plumes et; du papier. Nous n‘avons pas dit trois phrases, qu’il ne peut résister à la tentation. Il nous demande la permission de prendre des notes ; ; nous poussons le papier devant lui, et sans qu’il y paraisse, il écrit sous notre dictée.

Marcel ne put s'empêcher de sourire.

 
(A suivre)

Ernest Faligan

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Saviez-vous que... ?

La rue du Banquier, ancienne rue, doit son nom au banquier Patouillet qui avait déjà donné son nom au territoire compris entre la rive droite de la Bièvre et les terres de St-Marcel sur le chemin d'Ivry. (Clos Patouillet.)

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L'église Notre-Dame de la Gare, terminée en 1864 par M. Claude Naissant; est un monument assez élégant, construit dans le style de transition du douzième au treizième siècle, mais dont l'intérieur n'offrait, au moins en 1890 selon les observateurs de l'époque, rien de curieux.

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Le 19 juillet 1927, le nom de rue de Gentilly fut donné à la rue du Gaz. Le nom de rue de Gentilly avait été, jusqu'en 1899, celui de la rue Abel-Hovelacque d'aujourd'hui. Cette nouvelle rue de Gentilly perdit ensuite son nom au profit de Charles Moureu et d'Albert Bayet.

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La rue de Campo-Formio (268 mètres, entre la rue Pinel, 2, et le boulevard de l’Hôpital, 123) était connue au XVIIe siècle sous le nom de chemin des Étroites Ruelles, au village d'Austerlitz, lequel fut annexé à Paris en 1818. Ce fut ensuite la Petite-Rue d’Austerlitz. Par décision ministérielle du 29 mars 1851, elle reçut sa dénomination actuelle en souvenir du traité conclu, le 17 octobre 1797, entre la France et l'Autriche.

L'image du jour

Panorama vers l'ouest sur la rue de Tolbiac

La vue est prise depuis un des clochers de l'église Saint-Anne. La première rue à droite est la rue Martin-Bernard.