UNE ÉVOCATION DU 13e ARRONDISSEMENT DE 1860 AUX ANNÉES 30

Le feuilleton

Episode # 58

VI

Une expédition nocturne

Le lendemain de l'évasion de Raulhac, vers dix heures du soir, Marcel rentrait à son hôtel du boulevard de Port-Royal après une absence de trente-six heures.

Il aurait pu différer, à la rigueur, le voyage qu’il venait de faire dans une de ses propriétés, voisine de Fontainebleau.

Mais, pour des motifs de lui connus, et que le lecteur comprendra bientôt, il avait saisi avec empressement ce prétexte de s'éloigner momentanément de Paris.

Il semblait harassé de fatigue.

Il prit des mains de son valet de chambre les lettres arrivées depuis son départ, s’informa des visites reçues pendant son absence, et se retira dans sa chambre à coucher, après avoir recommandé de ne l’éveiller le lendemain, sous aucun prétexte, avant huit heures du matin.

Une fois rentré dans sa chambre, il ouvrit son courrier. Lorsqu’il l’eût examiné, il rappela son valet de chambre et lui dit que si Troussardière venait le demander avant huit heures, son ordre précédent ne le concernerait pas.

La porte fermée, il poussa sans bruit le verrou et rentra dans l’intérieur de la pièce.

Sa chambre à coucher était située au rez-de-chaussée, près de son cabinet.

Il ouvrit une fenêtre et s'accouda sur l’appui pour respirer l’air frais et embaumé qui montait de ses jardins.

Il y resta près d’une heure, absorbé dans ses pensées.

Il réfléchissait si profondément, qu’il ne s’apercevait pas de la fuite du temps.

Sa pendule, en sonnant onze heures, l’éveilla brusquement de sa méditation.

Il rentra dans l’intérieur de la chambre, regarda l’heure et fronça légèrement les sourcils, comme s’il était intérieurement irrité d’avoir pu s’oublier à ce point.

Il avait complètement changé d’attitude. Autant il paraissait las à son arrivée, autant il semblait alors léger et dispos.

Il ouvrit un cabinet de toilette. Il y prit une jaquette et un chapeau rond qu’il échangea rapidement contre ses vêtements, et qui lui donnaient l’apparence d’un petit propriétaire de banlieue.

Il mit ensuite dans une des poches de sa jaquette un revolver et un coup de poing, dans une autre une clef qu’il tira d’un de ses tiroirs; puis il éteignit sa lampe, et retourna près de la fenêtre.

Il y demeura plongé dans l’ombre qui s’épaississait de plus en plus, jusqu'à ce qu’il eût entendu s’éteindre, les uns après les autres, tous les bruits de l'hôtel.

Lorsqu’il eût la certitude que ses domestiques étaient couchés depuis une demi-heure au moins et devaient être endormis, il attendit encore près de dix minutes.

S’étant alors assuré, par un examen attentif des parties éclairées du jardin, qu'il ne s’y trouvait pas de promeneur attardé, il monta sur la fenêtre, en enjamba l’appui et franchit lentement l’étroite platebande qui bordait le mur.

Faisant ensuite un long détour tant pour éviter le logement du jardinier que pour se dissimuler dans l'ombre propice des massifs, il gagna la porte de dégagement par laquelle Berthe était venue naguère le surprendre.

De ce jour dataient toutes les inquiétudes, tous les dangers qui n’avaient cessé depuis près de six semaines de troubler son existence et d’empoisonner ses joies.

En y songeant, il sentit dans son cœur un mouvement de colère haineuse contre la pauvre femme, cause pourtant bien innocente de ses terreurs, et des pensées de vengeance lui traversèrent l’esprit.

Mais réfléchissant que désormais il allait avoir besoin de toute sa présence d’esprit, il les écarta pour ne plus songer qu’à sa situation présente.

Après avoir ouvert la porte avec une lenteur calculée et s’être assuré que la rue était complètement déserte, il la referma derrière lui et gagna rapidement le boulevard de Port-Royal.

Afin d'éloigner les soupçons, si par hasard on l'avait aperçu, il passa résolument devant la grille de son hôtel et descendit ensuite le boulevard jusqu’à l'avenue des Gobelins.

Il marchait d’un bon pas, sans se presser toutefois plus qu’il n’était nécessaire, en se donnant l’air et les allures d’un petit bourgeois qui regagne sa demeure.

À cette heure de la nuit, les passants sont déjà rares sur les boulevards extérieurs et il est facile de les éviter sans paraître y mettre d’affectation.

Par l’avenue des Gobelins, dans laquelle il s’était engagé, Marcel gagna la place d’Italie, puis l’avenue du même nom.

Arrivé dans cette dernière à la hauteur de l’église Saint-Marcel, il obliqua tout à coup sur la droite et prit la rue de Tolbiac.

Dans cette voie complètement déserte, il se trouvait désormais en sûreté. N’ayant été jusqu'alors, croyait-il, reconnu par personne, il respira plus librement et ralentit sa marche.

Les seules rencontres fâcheuses désormais à craindre étaient celles des rôdeurs de nuit. Mais il était bien armé pour les recevoir, et s’en inquiéta pas autrement.

Il descendit la rue de Tolbiac jusqu’à la rue Barrault sans rencontrer âme qui vive.

Les palissades de la rue de Tolbiac vues des bords de la Bièvre

Un peu plus loin, en face de la brèche par laquelle Berthe avait été poussée, quelques jours auparavant, dans les mains des agents de Troussardière, il s’arrêta puis il s’effaça pendant quelques minutes le long de la palissade, afin de s’assurer qu’il n’était point suivi et qu'il ne se trouvait personne aux alentours. Quand il en eût la certitude, il franchit l’étroit passage en se courbant presque jusqu’à terre.

Ensuite il longea la face intérieure de la palissade de façon à rester toujours caché dans son ombre et la suivit jusqu'à la pente du remblai.

S’engageant alors dans les herbes qui la tapissent, et y marchant assez bas pour qu'on ne put l'apercevoir de la rue Barrault, il prit, en droite ligne, le chemin de la Maison-Blanche.

Deux ou trois chiens, laissés à la garde des usines assises sur le bord même de la Bièvre, entre ses deux bras, jappèrent en l’entendant venir.

Mais comme ils poursuivaient de même les rares passants de la rue de Tolbiac, leurs aboiements, dont la véritable cause ne pouvait être pressentie, ne lui faisaient courir aucun danger.

Redoutant toutefois qu'ils ne franchissent la Bièvre pour l'assaillir, il tira son revolver afin de les tenir en respect.

Mais sa crainte ne se réalisa pas.

Pour détourner la police de l’idée d’établir une souricière près de la Maison Blanche, il l’avait prévenue que lui-même en tendait une.

Depuis l'arrestation de Raulhac, trois agents de Troussardière surveillaient en effet, nuit et jour, les abords de l’habitation.

L’un se tenait dans le débit de vins de la rue de la Glacière, à proximité de l’allée conduisant à la Bièvre ; un autre s'était logé près du sentier faisant suite à l'allée, dans une loge de concierge commandant tous les abords de la rive gauche.

Quant au troisième, il faisait faction au pied du remblai, à cent pas environ de la palissade extérieure de la Maison-Blanche.

Ayant lui-même choisi leurs postes avec Troussardière, Marcel connaissait exactement leur situation.

Le troisième était certainement le plus à craindre pour une personne venant par la rive droite.

Mais Marcel connaissait les moindres détours et sentiers de cette partie, assez enchevêtrée, de la Maison-Blanche. Il savait qu’il lui serait possible d’échapper à l’attention de cet homme en se jetant tout de suite sous les grands arbres qui, de ce côté, précèdent le jardin.

Dès qu’il les eut atteints, il pénétra dans leur ombre et gagna le pied d’un énorme plateau, qui se trouvait à vingt pieds à peine de la palissade.

Arrivé sous son couvert, dans des ténèbres impossibles à percer, il s'arrêta quelques minutes pour reprendre haleine et reconnaître les abords de l’habitation.

Après avoir attentivement fouillé du regard, sur sa droite, la pente du talus, il finit par y découvrir l’agent de Troussardière, à demi perdu dans l’ombre.

Cet homme, que la fraîcheur de la nuit avait sans doute gagné, se promenait d’un pas assez rapide le long du talus, en allant et venant sur une longueur d’environ cent mètres.

Marcel, à la rencontre duquel il marchait alors, attendit qu'il eût fait volte-face. Ce moment arrivé, il franchit la palissade, traversa le jardin en suivant les allées les plus ombreuses, et gagna, presque invisible, le perron de la porte d’entrée.

S'approchant alors de la lucarne, naguère ouverte pour Madeleine, il en poussa doucement le châssis du pied.

Elle s'ouvrit toute grande.

Il n'en parut point étonné.

Il l’avait, l’avant-veille, rouverte lui-même en faisant avec Richard l’inspection des scellés, pendant que le vieux soldat avait le dos tourné.

Il passa, non sans quelque peine, par l’étroite ouverture et gagna le vestibule en éteignant avec soin le bruit de ses pas.

Il parut assez surpris, lorsqu’il y pénétra, de voir un jet de lumière s’échapper de la porte entr’ouverte de la salle à manger.

Il s’en approcha sans bruit, jeta un coup d’œil dans l’intérieur de la pièce et tressaillit.

Il venait d’apercevoir, en face de lui, Richard attablé devant les reliefs d’un bon souper.

Mais un second coup d’œil le rassura tout de suite.

Richard dormait d’un sommeil si profond qu’il eut pu tirer à ses oreilles les huit coups de son revolver sans réveiller.

Le jour où il avait apporté le dîner de Berthe, Marcel avait eu la précaution de mêler une dose assez forte d’opium au vin qu’il lui destinait, afin de l’empêcher, pendant son transport à la maison de santé qui devait lui servir de prison, de jeter des cris ou de prononcer des paroles compromettantes devant les agents de Troussardière.

Cette bouteille, il l’avait, la veille au soir, montrée comme par hasard à Richard, en lui disant qu’il en pouvait disposer, si par hasard il se trouvait à court de vin.

Le vieux soldat, qui avait un faible pour la dive bouteille, n’avait pu résister a la tentation, et l’avait aux trois-quarts vidée pendant son souper.

L’effet de l’opium avait été si insidieux et si rapide que Richard n’avait pas même eu le temps de regagner sa chambre.

Depuis huit heures, il dormait sur sa chaise d’un sommeil de plomb, en face d’une bougie qui achevait de se consumer dans son bougeoir.

Marcel, sans plus s’inquiéter de lui, prit une bougie restée dans un des candélabres, se servit pour l’allumer de celle du vieux soldat, gagna la cuisine et descendit dans la cave.

Il y prit une pelle et une pioche, mit la bougie dans la lanterne demeurée sur un tonneau depuis la visite du commissaire et se dirigea vers la porte du souterrain.

Il arracha les scellés qui la tenaient fermée, l’attira doucement et disparut dans le couloir.

Il était tellement obsédé du désir de faire disparaître à tout prix les reste du cadavre, il veillait avec une attention si scrupuleuse à effacer derrière lui toutes les traces de son passage, qu’il n’y avait, pour ainsi dire, plus de place dans son esprit pour d’autres pensées.

Aussi lorsqu’il pénétra dans les froides ténèbres de ces lieux souterrains, dont l’horreur semblait peser sur lui comme un manteau de plomb, n’éprouva-t-il aucune des transes, des craintes qui l’avaient si fortement secoué lors qu’il y avait conduit le commissaire de police.

Son cœur ne commença de battre avec plus de force que lorsqu’il aperçut l’énorme amas de décombres où reposait le corps de Lucien.

Un frisson courut alors par tout son corps, tandis qu’une sueur froide mouillait sa peau.

Mais il dompta presque aussitôt cette défaillance de ses nerfs, et pour l'empêcher de se reproduire, il se mit à l’œuvre.

Il avait déposé sa lanterne à la même place que le jour de l’assassinat, il occupait exactement la même position lorsqu’il attaqua les décombres avec sa pioche.

Sous ses coups précipités, ils roulaient à ses pieds en masses épaisses.

Une cavité considérable se trouva bientôt, pratiquée dans leur masse, à l’endroit occupé par le cadavre.

Tout à coup un bruit sec, presque métallique se fit entendre, et la pioche rebondit dans la main de Marcel, comme si elle venait de rencontrer une résistance inattendue.

Marcel se baissa, livide d’émotion et d’horreur, et avec sa main, enleva les pierres qui recouvraient ce corps dur.

Bientôt une surface arrondie, d’un jaune grisâtre, apparut, lisse et polie, dans le fond de l’excavation.

Quelques secondes après les mains tremblantes de Marcel dégageaient un ossement.

C’était un crâne humain, le crâne de Lucien.

Marcel le contempla pendant quelques instants à la lueur vacillante de la lanterne, d’un air égaré, avec des yeux hagards.

Ce crâne était complètement décharné, et il ne pouvait songer sans un frissonnement d’horreur que cette tête grimaçante, animée quelquefois d’une vie factice par de pâles rayons, de lumière il l’avait vue jadis rayonnante d’intelligence, et que dans ces orbites creux et pleins de nuit brillaient alors des yeux qui s’étaient arrêtés sur lui avec une expression pleine de miséricorde et de pitié.

 
(A suivre)

Ernest Faligan

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Saviez-vous que... ?

La ruelle des Reculettes reliait le 49 de la rue Croulebarbe au 28 de la rue Abel-Hovelacque, ancienne rue de Gentilly. Sa largeur variait de 2 à 7 mètres. Elle était éclairée par des quinquets. Sa suppression fut décidée en 1910 mais celle-ci ne fut totalement effective que dans les années trente...

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Le puits artésien de la Butte aux Cailles a été foré entre 1866 et 1904 avec quelques interruptions. La fontaine actuelle est alimentée par un forage réalisé en 2000.

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La rue du Petit Banquier que Balzac et Victor Hugo rendirent célèbre, l'un dans le colonel Chabert, l'autre dans les Misérables, perdit son nom au profit du peintre Watteau par décret impérial du 27 février 1867.

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C’est en 1884 que l’on décida de donner le nom de Martin-Bernard, né à Montbrison le 17 septembre 1808 et mort à Paris le 22 octobre 1883, dans la maison de santé Dubois où il résidait, à la voie nouvelle en construction reliant la nouvelle rue Bobillot à la rue de Tolbiac.
Opposant politique du second empire, il fut élu député de la Seine en févier 1871 et ne participa pas à la Commune. Aucun aspect de sa vie ne paraît le rattacher au 13e arrondissement.
La voie qui allait devenir la rue Huygens dans le 14e face du cimetière du Montparnasse où il repose, fut un temps évoquée pour honorer sa mémoire.

L'image du jour

La place Nationale vue depuis la rue Nationale vers le nord à l'angle de la rue du Château-des-Rentiers.

Initialement, la rue Nationale qui s'est développée progressivement à partir de la barrière des Deux-Moulins, soit face à l'actuelle place Pinel, n'allait pas au-delà de la place Nationale. Son extension vers les fortifications fut décidée dans les années 1860.