UNE ÉVOCATION DU 13e ARRONDISSEMENT DE 1860 AUX ANNÉES 30

Le feuilleton

Episode # 40

XI
Fâcheuses rencontres
(suite)

— Ah ! celui-là ? s’écria Férussac.

— Celui-là, vous me l'avez abandonné, répliqua Valentine, en appuyant doucement le pain sur le bras du jeune homme pour lui recommander la prudence. Il ne faut pas parler si haut, il pourrait vous entendre. C’est pour donner aux amis de ce monsieur une satisfaction difficile à leur refuser, que mon père a pris ce délai, qui sera le dernier, vous pouvez y compter.

 — Si je l'avais su, je ne me serais pas tant tourmenté.

— Ma mère nous appelle, dit Valentine en l’interrompant tout à coup et en se détournant avec vivacité.

Mme de Lasséran se mit à sourire lors qu’elle eut rejoint sa fille.

— À quoi pensez-vous donc tous les deux ? demanda-t-elle à Valentine. Vous passez devant les plus beaux points de vue sans même y jeter un coup d’œil. Passe encore pour M. Férussac qui les connaît. Mais toi, Valentine, qui ne les as jamais vus !

— Mais, maman, je ne fais pas autre chose que de les examiner, repartit Valentine, non sans rougir.

— Valentine regarde tout en marchant, dit Alexandre avec une pointe de malice qui fit rire Mélanie.

Ils étaient arrivés à l’institut météorologique, à l’endroit où les plus beaux points de vue se déroulent devant les regards des visiteurs.

Le pavillon de l’Institut météorologique, présent du bey de Tunis et souvenir de l’Exposition de 1878

— Montsouris ne vaut ni le Bois de Boulogne, ni celui de Vincennes, dit alors Marcel. Il n’est même pas comparable aux Buttes-Chaumont.

— Il a cependant son prix, repartit Mme de Lasséran d’une voix douce et calme. Si j’en étais moins éloignée, je viendrais certainement m’y promener quelquefois. On y est plus tranquille, on s’y sent plus près de la campagne.

— Et on y trouve une des plus belles vues de Paris que je connaisse, reprit Alexandre en montrant de la main le Paris de la rive gauche étalé tout entier devant lui et se confondant, par ses plans les plus lointains, avec les coteaux de Montmartre et de Belleville. Ces échappées, à notre droite, sur les oasis de la vallée de la Bièvre ou les steppes de ses coteaux sont aussi singulièrement pittoresques.

— Ce que j’en aime, moi ! s’écria Mélanie, ce sont ces troupes d’enfants si gais et si vifs qui courent par bandes le long des allées.

— Ils te donnent envie d’aller jouer avec eux ? dit Alexandre.

— Oui, bien sûr.

— Il y en a de charmants, dit Valentine. Regardez plutôt ces deux-là qui sont arrêtés devant-nous et nous mangent des yeux. Sont-ils assez gentils ?

Ces deux enfants étaient Madeleine et Jules.

Après avoir réparé le désordre de leurs toilettes dans un massif de sapins, ils avaient gagné les hauteurs du parc, afin de faire croire à Nivollet qu’ils s’y étaient oubliés à jouer.

Ils reprenaient le chemin de la cascade, lorsque Mme de Lasséran et ses enfants avaient débouché, avec Marcel Percieux, sur l’esplanade de l’Observatoire, et ils s’étaient arrêtés un instant à les contempler.

En voyant le regard doux et caressant de Valentine s’arrêter sur son visage, Jules lui avait souri et s’était avancé timidement à sa rencontre.

Valentine ne pût résister à la tentation.

Elle courut à lui et l’embrassa sur les deux joues.

— Comment t’appelles-tu, mon enfant ? lui demanda-t-elle.

— Jules.

— Jules tout court, dit Alexandre.

— Non, repartit l’enfant en relevant la tête, Jules Percieux.

— Tu dis ?

— Jules Percieux, répéta l’enfant.

— Voilà qui est singulier, s’écria Valentine. Est-ce que vous connaissez cet enfant, qui prétend s’appeler comme vous, M. Percieux ? demanda-t-elle.

En même temps elle leva les yeux sur Marcel et resta stupéfaite en voyant ses traits empreints d’une pâleur livide et décomposés par l’émotion.

Marcel n’avait pris garde à Jules que lors que Valentine l’avait signalé à l’attention de tous, et son saisissement avait été si vif, en le reconnaissant, qu’il n’était pas encore remis du coup qu’il avait reçu.

Mme de Lassèran, étonnée, elle aussi, de la grâce et de la beauté de l’enfant, s’était penchée vers lui et l’avait embrassé.

Valentine le prit des bras de sa mère et le poussa vers Marcel.

— Embrasse aussi le monsieur, dit-elle.

Tout en parlant, elle examinait avec attention les traits de Marcel.

Déjà redevenu maître de lui-même, Marcel ne broncha pas, mais il fit involontairement un pas en arrière, comme s’il voulait échapper à l’attention et à la caresse de l’enfant.

Jules, de son côté, s’était rejeté brusquement sur Valentine, en cherchant à se dégager de ses mains.

— Tu ne veux pas embrasser le monsieur ? demanda la jeune fille étonnée.

— Non, répartit Jules en se dégageant. C’est un méchant. Il a fait pleurer maman. Il nous a chassés tous les deux de chez lui. Il ne veut pas être mon père.

— Ton père ! s’écria Alexandre.

Et ses yeux, en même temps que ceux de Férussac et de Mélanie, se portèrent sur Marcel Percieux, dont le trouble ne lui avait point échappé.

Mais Marcel ne se déconcerta pas.

— Je ne sais ce que me veut cet enfant, dit-il en haussant légèrement les épaules. Je le vois aujourd’hui pour la première fois.

Et il offrit le bras en souriant à Mme de Lasséran. D’abord stupéfaite, comme ses enfants, Mme de Lasséran se garda d’insister.

Elle posa la main sur le bras de Marcel et s'éloigna sans mot dire. Il y eut quelques instants d’un silence pénible et embarrassé.

— Où allons-nous maintenant ? demanda Marcel à Alexandre pour se donner une contenance.

— Voir l’étude de M. Férussac, si je ne me trompe, répondit Mme de Lasséran.

— Je vais vous y conduire, Madame, si vous voulez bien me le permettre, dit le peintre qui avait repris le bras de Valentine. Mme de Lasséran ayant consenti, il descendit la rampe qui conduit à la cascade et gagna par le chemin le plus court, les terrains vagues voisins de la rue du Pot-au-Lait.

— Qu’a donc voulu dire cet enfant ? demanda Valentine à Férussac, en baissant la voix. Vous n’avez pas paru surpris de ses paroles... Savez-vous donc ce qu’elles signifient.

— Je le sais, dit Férussac à voix basse, mais je ne puis vous le dire.

— Pourquoi ?

— Parce que ce n'est pas mon secret, mais celui d'un de mes amis, qui s'est fait le protecteur de cet enfant et de sa mère. C’est, parait-il, une odieuse et terrible histoire, où il y a des crimes et du sang. Ce serait, si, par impossible M. Percieux parvenait à capter la confiance de M. votre père, une arme suprême avec laquelle nous pourrions, paraît-il, lui porter un coup mortel.

— Vous en êtes sûr ? demanda Valentine, dont la curiosité était vivement excitée.

— Je le tiens de cet ami, qui est peintre comme moi, et le plus honnête homme que je connaisse. Et tenez ! le voilà, ajouta-t-il. Il vient sans doute chercher ces enfants. Et d’un coup d’œil il lui montra Nivollet qui montait lentement une rampe voisine.

Férussac avait planté son chevalet sur un point culminant de la butte, d’où le regard embrassait toute la partie de la vallée qui s’étend des fortifications à Gentilly.

Le panorama sur la vallée qui s'étend des fortifications à Gentilly vu depuis, non le parc Montsouris , mais d'un des clochers de l'église Sainte-Anne.

Il l’avait laissé sous la garde d’un de ses élèves qui tenait sa palette toute prête.

Lorsqu’il y fut arrivé, il découvrit son étude déjà fort avancée, et en expliqua les différentes parties à Mme de Lasséran, qui se connaissait en peinture presque aussi bien que son mari, et lui en fit de grands compliments, d’ailleurs mérités.

Pour complaire à Mélanie, qui n’avait jamais vu peindre, disait-elle, Férussac dut même prendre son pinceau et achever, devant elle un coin fort avancé de son esquisse.

Mis en train par la présence de Valentine, il l'enleva d’une main si leste, avec tant de bonheur et de vivacité, que Mme de Lasséran et ses enfants en furent émerveillés.

Marcel lui-même fut obligé, pour ne pas laisser percer trop visiblement son dépit et en jalousie, d’ajouter quelques paroles aimables à ce concert de louanges.

Lorsque Férussac déposa son pinceau, Mme de Lasséran, qui s'était assise sur un pliant, se leva.

— Nous allons maintenant vous laisser continuer ce que vous avez si bien commencé, M. Férussac, dit-elle au peintre en lui tendant la main d’un air affectueux. J’espère que nous aurons bientôt le plaisir de vous voir à Champigny.

Férussac, après avoir remercié Mme de Lasséran, s'inclina et Marcel s’avança.

—  Je vais, si vous me le permettez, Madame, dit ce dernier vous conduire jusqu’au chemin de fer. Mon cocher que j’ai fait prévenir vient à notre rencontre.

Au lieu de prendre le bras de Marcel, Mme de Lasséran tira sa montre et regarda l’heure.

— Je vous remercie de votre offre, Monsieur dit-elle. Mais nous avons le regret de ne pouvoir l’accepter. Nous devons rejoindre M. de Lasséran à la station de ceinture du chemin de fer de Vincennes, et c’est à peine si nous pourrons, en prenant le train à la station voisine arriver à l’heure.

La station du chemin de fer de ceinture la plus proche du parc Montsouris, rue de la Glacière (Amiral-Mouchez)

En même temps elle salua Marcel et prit le bras de son fils.

Elle avait décliné l’invitation avec une politesse parfaite, mais d’un ton si ferme que Marcel n’osa pas insister.

Il comprenait que les paroles de Jules avaient inspiré à Mme de Lasséran des craintes ou des soupçons qu’il serait contraint de dissiper s'il voulait regagner sa confiance.

Tandis qu’Alexandre conduisait sa mère et ses sœurs à la gare, il se dirigea d’un pas rapide vers sa voiture, qu’il venait d’apercevoir au carrefour des rues de Tolbiac et de la Glacière.

Comme il allait l’atteindre, il se trouva presque nez à nez avec Raulhac et Mazamet. Les deux amis se promenaient comme de bons bourgeois, en fumant leurs pipes et ils contemplèrent d’un œil visiblement narquois son air mécontent et sa mine déconfite.

En les reconnaissant, il avait tressailli.

Il avait fait ensuite um mouvement, comme s’il voulait aborder Raulhac.

Puis, se ravisant, il avait gagné sa voiture.

—  Place du Théâtre-Français, dit-il à demi-voix à son cocher, lorsqu’il y eût pris place.

Raulhac et Mazamet regardèrent la calèche s’éloigner.

— Il a eu, dit Mazamet, comme une velléité de t’aborder. Mais il a changé d’avis.

— Il a bien fait, répondit Raulhac.

 — Pourquoi cela ?

— Parce qu'il aurait perdu son temps. À présent, c’est fini. J’aurais refusé toutes ses offres.

— Même celle des cent mille francs ? demanda Mazamet d’un air de doute.

— Même celle-là, repartit Raulhac en souriant. Tu me croiras si tu le veux, mon vieux Mazamet, mais depuis que je fais le métier d’honnête homme, j’y ai pris goût et je n’en veux plus changer. Tout bien pesé, c’est encore le meilleur.

 
(A suivre)

Ernest Faligan

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Saviez-vous que... ?

La surface du 13è arrondissement est exactement de 714,6 hectares.

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En mars 1911, à la suite de nombreuses plaintes déposées par des commerçants de l'avenue des Gobelins et du boulevard Saint-Marcel. M. Yendt, commissaire de la Salpêtrière, arrêtait et envoyait au dépôt, sous l'inculpation de vol, les nommés Auguste Doré dit Godard, vingt-quatre ans, demeurant en garni rue Grange-aux-Belles, et Pierre Debosse, vingt-six ans, sans domicile.

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Le 9 octobre 1923, le quotidien Paris-Soir rapportait , qu'avenue d'Ivry, Mme veuve Marie Buronifesse, 73 ans, demeurant rue de la Pointe d'Ivry avait glissé sur une épluchure de banane et s'était blessée si grièvement qu'elle fut transportée à la Pitié.

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Jusqu'en 1865, la rue de Patay (bourg du Loiret où Jeanne d'Arc défit les Anglais en 1429) portait le nom de boulevard de Vitry.

L'image du jour

Le bureau d'octroi de la porte de la Gare le long de la Seine.

Celui-ci était aux premières loges en cas d'innondation.