UNE ÉVOCATION DU 13e ARRONDISSEMENT DE 1860 AUX ANNÉES 30

Le feuilleton

Episode # 52

II

Où Marcel Percieux trouve à qui parler.
(suite)

Valentine garda le silence.

Elle attendait que Marcel se découvrit davantage.

— Vous me connaissez assez, mademoiselle, pour qu’il soit inutile de vous entretenir longuement de ma personne et de ma situation. Je dois à des circonstances, les unes heureuses, les autres regrettables, d'être, depuis trois ans, le maître absolu d’une fortune qui peut satisfaire à toutes les exigences et même à tous les caprices d’une jeune fille ayant les habitudes et les goûts de votre monde. Je suis à tous égards aussi indépendant qu’une femme peut le souhaiter, et, depuis quelque temps, la pensée m'est venue d’associer à mon existence une compagne à qui je pourrais donner toutes les joies dont le bonheur aime à s’entourer.

De toutes les jeunes filles que j'ai rencontrées dans le monde, aucune ne m’a paru plus digne d’être aimée que vous, mademoiselle Valentine. Il n’en est pas dont j’aie plus souhaité d’être écoutée favorablement, parce que je trouvais réunies en vous et dans votre famille toutes les conditions de bonheur et d'honorabilité que je puis désirer. C’est là le motif qui m’a conduit chez vos parents, mademoiselle, et m’a fait rechercher avec tant de soin toutes les occasions d'y être accueilli et d’entrer davantage dans votre intimité.

Valentine avait écouté d’un air impassible cette déclaration faite avec une émotion dont la sincérité n’était pas douteuse.

Lorsque Marcel eut achevé, elle releva lentement la tête.

— C’est là le motif qui vous amène ici ? dit-elle avec une ironie contenue.

— C’est le principal, sinon le seul, répartit Marcel avec émotion.

— Et vous vous imaginez que je dois vous en savoir gré ! s’écria Valentine.

Marcel était demeuré tout déconcerté de la vivacité de ces paroles, elle ajouta :

— Si vous avez voulu vous perdre dans mon estime et vous faire prendre en aversion, vous ne pouviez choisir un plus sûr moyen. Vous saviez ou, si vous l’ignoriez, vous n’aviez pas été sans apprendre bien tôt que j’étais fiancée depuis des années à un homme d’honneur et de talent qui a toutes mes affections, comme j’ai toutes les siennes.

Marcel était devenu très pâle. Il interrompit Valentine :

— Je savais, dit-il, que cet artiste prétendait à votre main.

— Vous le saviez, et cela ne vous a pas arrêté ! répartit Valentine avec une indignation qui alluma comme une flamme dans ses yeux. Eh bien ! monsieur, je suis fâchée d’être obligée de vous le dire, mais vous m’y contraignez, vous avez commis là une méchante action, dont une personne douée de tact, et de délicatesse n’aurait jamais voulu se rendre coupable.

Marcel l'interrompit de nouveau.

— Je n'ai pas vu, répliqua-t-il, et l'on ne m’a pas dit que la recherche de cet artiste fût agréée par vos parents, mademoiselle, et sachant que les premières affections d'une jeune fille naissent souvent d’une grande ignorance des hommes et du monde, et que plus tard, quand elles sont mieux instruites de la réalité des choses, elles les regrettent ou les oublient, j’ai pensé que vous n’étiez pas liée à ce point que vous ne puissiez vous dégager, si vous aviez de sérieux motifs de le faire.

— En vérité, répliqua Valentine avec ironie, alors vous vous êtes dit, dans votre modestie, qu'il vous suffisait de vous présenter pour me faire oublier M. Férussac, car c’est bien de lui qu’il s’agit, je suppose.

Marcel fit un signe de tête affirmatif.

— Je n'ai pas tant de présomption, mademoiselle. répondit-il. Mais je me suis dit, non sans quelque apparence de raison, vous en conviendrez vous-même lorsque vous serez de sang-froid, que je pouvais vous offrir des avantages de nature à faire impression sur une jeune fille de votre âge et de vos goûts et qu’étant sûre d'être aimée de moi autant que vous pouviez le désirer, vous préfèreriez peut-être la vie enviable et brillante que je puis vous offrir, à celle beaucoup moins sûre à tous égards, qui vous attendait dans l'autre alternative.

— Vous vous êtes imaginé, reprit Valentine avec une ironie de plus en plus acerbe, que, semblable à beaucoup de jeunes filles du monde, je ne verrais dans le mariage que les avantages extérieurs dont il entoure et qu'il vous serait facile, avec de beaux équipages, de brillantes toilettes et beaucoup de bijoux, de me prendre comme une alouette à ce miroir décevant. Je vous remercie, Monsieur, de la bonne opinion que vous avez de moi.

— Vous me prêtez là, Mademoiselle, une pensée qui n’est jamais entrée dans mon esprit, répartit Marcel, avec une indignation assez bien jouée.

— Peut-être, en effet, ne m’avez-vous même pas fait cet honneur. Un jour que vous étiez las de l’existence que vous menez, et cette existence je la connais mieux que vous ne le supposez, Monsieur, et elle n’est pas faite, souffrez que je vous le dise, pour rassurer une femme et lui donner une haute idée de la délicatesse de vos sentiments...

— Ceux qui le prétendent m’ont odieusement calomnié, Mademoiselle.

— Ils n'avaient aucun intérêt à me tromper et ils m’ont dit la vérité, repartit Valentine d’un ton ferme et assuré. Il importe peu, du reste. Un jour que vous étiez las de votre existence actuelle, vous avez pensé que vous feriez bien peut être de vous marier, et comme vous êtes de ces personnes qui croient qu’une jeune fille s’achète sur le marché comme une belle meute ou de beaux attelages, vous vous êtes imaginé que votre grande fortune et les avantages que vous consentiriez à me faire — car c’est là que vous en seriez venu, sans doute, si je vous avais laissé terminer — séduiraient mes parents, m’éblouiraient moi-même et que vous n’auriez qu’à vous montrer pour être assuré du succès ! Eh bien I Monsieur, puisque vous avez besoin, pour le croire, que je vous le dise, vous vous êtes trompé...

— Je ne vous ai jamais fait cette injure !

— En venant troubler une affection aussi pure, aussi respectable que celle qui m’unit à M. Férussac — et je puis bien l’avouer sans rougir, car nous lui avons fait l’un et l'autre assez de sacrifices — en me faisant cette injure de croire que des avantages matériels pourraient me le faire oublier, vous avez, je vous le répète, commis une méchante et basse action. Si je n’avais des parents qui m’aiment pour moi plus que pour eux, et dont l’âme est trop haute pour céder à de pareilles séductions, vous auriez compromis gravement ma tranquillité ; peut-être même auriez-vous gâté ma vie pour toujours. J’aurais été, par votre faute, exposée à toutes les obsessions, à toutes les souffrances auxquelles, dans certaines familles, les jeunes tilles sont exposées lorsque leur choix ne s’accorde pas avec celui de leurs parents, et vous osez ma l’avouer ! Vous espérez que je vous en saurai gré ! Il faut, en vérité, Monsieur, que vous soyez bien infatué de vous-même et de votre fortune ?

— Je n’ai rien fait de semblable, répartit Marcel en prenant un ton triste et pénétré. Si je pouvais penser que ma demande fût pour vous la cause d’obsessions semblables, je la retirerais sur le champ, je vous prie de n’en pas douter. J’ai cru, et c’est permettez-moi de vous le dire, le sentiment de beaucoup de personnes, même de votre entourage intime, que votre penchant pour M. Férussac n’était pus de nature à décourager d’autres recherches, et je veux le croire encore. Je vous demande du moins, la permission de ne pas considérer comme définitives des paroles que vous suggère une irritation trop visible.

— Si vous persistez à le croire, ce sera contre toute évidence, répartit Valentine les yeux animés d’une flamme où le mépris se mêlait à la colère. Je vous ai dit déjà, monsieur, et je vous répète que M. Férussac, est mon fiancé depuis près de trois ans et que les liens qui nous attachent l’un à l’autre, rien au monde ne pourra me les faire rompre. Je vous déclare aussi, puisque vous m’y contraignez, que les intrigues honteuses auxquelles vous avez eu recours pour entraver la recherche de M. Férussac et lui nuire dans sa réputation et dans ses légitimes espérances d’artiste...

— Ceux qui vous ont dit cela, mademoiselle, s'écria Marcel en interrompant Valentine, vous ont indignement trompée.

— Ceux qui me l’ont dit, répliqua la jeune fille, ont dit la vérité, car ils sont ce que vous n’êtes pas, Monsieur, des hommes d’honneur ! Je vous déclare que toutes vos basses manœuvres pourront entraver notre mariage, mais qu’elles ne l’empêcheront pas. Elles ne font, sachez-le bien, que resserrer l’affection qui nous unit. Je vous le répète, et j’espère que cette fois vous voudrez bien ne pas en douter si, pour une cause ou pour une autre, j’étais empêchée de tenir la promesse que j’ai faite à M. Férussac, je repousserais tout autre demande. J’ajoute, afin de dissiper toutes les équivoques, que si, par impossible, je pouvais songer à un autre mariage, vous seriez, vous, monsieur, la dernière personne dont j’accepterais la recherche, car je n’aurai jamais pour vous les sentiments qu’une femme doit apporter à son mari, et après ce que vous avez fait, après ce que j’ai appris de vous, je ne saurais plus vous estimer.

Marcel était très pâle et en proie à une colère qui faisait trembler tout son être. Il eut cependant la force de se dominer.

— Que vous a-t-on dit de moi, mademoiselle ? demanda-t-il d’une voix qui vibrait de rage. À quelles calomnies avez-vous fait allusion tout à l’heure ? Vous me ferez, je pense, la grâce de me le dire.

Valentine fixa sur son visage un regard si perçant et si profond, qu’il eut peine à en soutenir l’éclat.

— Il y a dans votre vie, dit-elle, des secrets qu’un honnête homme ne doit point mettre dans son existence, et jamais, sachez-le bien, je n’épouserai quelqu’un dont la vie ne sera pas assez claire et assez limpide pour que tout le monde puisse y lire.

Marcel se redressa.

— Encore une fois, ce sont là des calomnies, dit-il, et leurs auteurs, si vous les eussiez mis en demeure de préciser davantage, auraient été fort embarrassés de le faire. Mais qu’ils prennent garde à eux, je saurai les découvrir.

— Prenez garde à vous-même ! repartit Valentine entraînée par l’indignation.

Puis se contenant tout à coup et prévenant la question qu’elle voyait poindre sur les lèvres de Marcel.

— Laissons cela, dit-elle. Ce que vous veniez me demander, vous le savez maintenant, et cet entretien a trop duré. Je vous le dis une dernière fois : jamais je n’aurai d’autre époux que M. Férussac et si par impossible j’étais contrainte à faire un autre choix, vous seriez la dernière personne à laquelle je songerais.

Marcel s’inclina.

— Ce sont là de bien dures paroles, mademoiselle, dit-il, et n’ayant rien fait pour les mériter, vous voyant trop irritée pour que vous puissiez en mesurer toute la gravité, je n’y puis attacher la même importance que vous et je suis persuadé que, de sang-froid, vous ne les répéteriez pas. Je veux du moins en emporter l’espérance.

Et après avoir salué Valentine, il s’éloigna, cachant sa déception sous un sourire qui voulait être ironique et n’était que contraint et vexé.

À peine avait-il descendu l’escalier de la terrasse, qu’Alexandre de Lasséran entra dans le salon où sa sœur venait de recevoir Marcel Percieux.

Il se mit à rire en voyant Valentine toute vibrante encore de colère et d’indignation.

— Tu n’y vas pas de main morte quand tu t’y mets, petite sœur, dit-il.

— Tu nous écoutais ? demanda Valentine

— Oui, et cette fois, je l’avoue, de propos délibéré. En voyant M. Percieux te suivre dans cette pièce, je me suis douté de ses intentions, et je me suis glissé sans bruit dans le salon voisin. Tu ne m’en veux pas ?

— Moi ! je suis charmée que notre explication ait eu un témoin, et le plus grand plaisir que tu puisses me faire, c’est de raconter partout, et bien haut, ce que je lui ai dit, du moins ce qui peut en être répété, ajouta Valentine en rougissant. Je ne suis pas allée trop loin ?

— Non. Tu lui as dit admirablement son fait, et à deux ou trois reprises, si je ne m’étais pas retenu, j’aurais applaudi, ne pouvant t’embrasser.

— J’étais exaspérée, répartit Valentine. Il y a des moment où...

Elle s’arrêta souriante.

— Où ? reprit Alexandre en la regardant d’un air interrogateur.

— Non, rien. Tu te moquerais de moi.

— N’aie pas peur. Dis toujours.

— Tu ne le répèteras pas ?

— Non, je te le promets.

— Eh bien ! il y a des moments, ceux pendant lesquels il prenait son air hypocrite et patelin, où j’ai dû me retenir à quatre pour ne pas souffleter sa laide et déplaisante figure !

Alexandre partit d’un éclat de rire.

— C’aurait été le comble des combles ! dit-il. Tu as bien fait cependant de te retenir. Mais ces gifles-là, je te l’ai déjà dit, je serais charmé de les lui donner pour mon compte.

— À présent, ce serait inutile, répondit Valentine en souriant.

Et elle ajouta d’un ton grave :

— D'autres le puniront comme il mérite de l’être.

— Qui t’a dit cela ? répartit Alexandre d’un air étonné.

— M. Férussac. La main de Dieu est déjà sur cet homme et un châtiment terrible l’attend. Nous n’avons, nous, qu’à laisser faire.

 
(A suivre)

Ernest Faligan

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Saviez-vous que... ?

La rue du Banquier, ancienne rue, doit son nom au banquier Patouillet qui avait déjà donné son nom au territoire compris entre la rive droite de la Bièvre et les terres de St-Marcel sur le chemin d'Ivry. (Clos Patouillet.)

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Le puits artésien de la Butte aux Cailles a été foré entre 1866 et 1904 avec quelques interruptions. La fontaine actuelle est alimentée par un forage réalisé en 2000.

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L'église Saint-Hippolyte, œuvre de l'architecte Jules Astruc (1862-1935), a été construite entre 1909 et 1924, grâce notamment à la générosité de la famille Panhard.

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Dans son numéro du 6 octobre 1935, L’Intransigeant écrivait :
« Nous avons signalé le mauvais état d'entretien de la partie de la rue Watt, sous le pont du chemin de fer.
La compagnie d’Orléans, chargée du nettoiement en cet endroit, a décidé de fermer très prochainement, par des écrans en tôle, les intervalles entre les voies ferrées qui sont actuellement fermés par un simple grillage insuffisant pour éviter la chute de poussières et même de détritus sur la chaussée et les trottoirs de cette rue. »

L'image du jour

Panorama vers l'ouest sur la rue de Tolbiac

La vue est prise depuis un des clochers de l'église Saint-Anne. La première rue à droite est la rue Martin-Bernard.