UNE ÉVOCATION DU 13e ARRONDISSEMENT DE 1860 AUX ANNÉES 30

Le feuilleton

Episode # 59

VI

Une expédition nocturne
(suite)

Une angoisse si profonde lui serrait la gorge, elle faisait haleter si douloureusement sa poitrine qu’un instant, vaincu par le remords et la souffrance, il fut près de tomber devant cette tête qui lui apparaissait pleine de menaces et de reproches, et de lui crier grâce.

Mais il reprit bientôt possession de lui-même et, honteux de ce bon mouvement comme d’une faiblesse impardonnable, il s’approcha de la lanterne.

D’un regard qu'il essayait de rendre calme et froid, il examina ce crâne qu’il tenait toujours dans ses mains crispées.

Il ne put se défendre d'un mouvement de joie en constatant qu'il était complètement décharné, et que de la tête entière il ne restait que des ossements froids et secs.

Sa tâche devait s’en trouver considérablement diminuée, lorsqu'ensuite il essaierait de détruire ou de disperser les débris du cadavre.

Il posa le crâne à ses pieds, sur une large pierre plate, et reprit sa pioche

VII

Dans un corbillard

Raulhac était en parfaite sécurité dans l'habitation où Grenouillet l’avait conduit.

Excédé de fatigue, il dormit d’un sommeil profond et réparateur, jusqu’à trois heures de l’après-midi.

Il fit ensuite honneur à un dîner substantiel et très bien préparé qui lui fût servi dans sa chambre.

Lorsqu'il l'eût expédié, il se trouva si frais et si dispos qu'il voulait, sans plus de retard, rentrer dans le quartier de la Maison-Blanche.

Mais l’entreprise était plus difficile qu’il ne le supposait.

Averti de son évasion dès la première heure, Troussardière avait mis aussitôt ses agents en campagne et avait fait donner le signalement du fugitif à tous les agents de police du quartier.

S’y montrer en plein jour, c’eût été se faire infailliblement arrêter.

Prévenu de ce danger par Grenouillet, dont il avait reçu la visite au moment du dessert, Raulhac ne se découragea pas pour si peu.

Si l’obstacle ne pouvait être affronté directement, il était possible de le tourner.

— Pourvu que ce soir, à dix heures, vous me mettiez rue Barrault, près du jardin de M. Nivollet, dit-il à Grenouillet, j’accepte tout, j’endurerai tout. Passez-moi si vous voulez dans votre corbillard, mais passez-moi !

— Ça ne vous ferait pas peur ?

— Peur ? dit Raulhac, le visage et les yeux allumés par l’eau-de-vie qu’il venait d’absorber à pleins verres en trinquant avec Grenouillet. Pour qui me prenez-vous ? Croyez-vous que ce soit plus difficile que de sortir d’une cellule de Mazas, et d’escalader les murs de la prison ?

— Eh bien ! repartit Grenouillet, tout à fait gagné par la franchise apparente de Raulhac et la crânerie de ses manières, si ça ne vous effraye pas, ce soir à cinq heures vous serez où vous voulez aller. Vous avez trouvé le vrai moyen et je ne comprends pas, à présent, comment je n’y ai pas songé tout de suite.

— Vous parlez sérieusement, Grenouillet ? demanda Raulhac, dont l’œil étincelait de joie.

— Je ne plaisante jamais avec les choses sérieuses, repartit Grenouillet en se redressant d’un air digne, et ce n’est pas avec un homme comme vous, monsieur Raulhac, que j’estime et que j’aime, que je prendrais de pareilles libertés. Ce sera fait comme je vous le dis. Que ce verre de cognac m’étouffe si je ne vous tiens pas parole !

Et il l’avala d’un trait, sans doute pour donner plus de force à son anathème.

— La chose se rencontre à merveille, reprit| il ensuite. Le fond de ma voiture est tout neuf et n'a pas encore servi. Vous n’aurez point à craindre d’y respirer de mauvais air et d’y gagner des maladies contagieuses.

Raulhac haussa les épaules d’un air indifférent pour indiquer que c’était le moindre de ses soucis.

Grenouillet le regarda d’un air d’étonnement joyeux, presque d’admiration.

— Décidément, rien ne vous fait peur, dit-il.

Et il ajouta :

— J’ai justement pour quatre heures un enterrement à Gentilly : un joli mort, bien propre et bien emmailloté, dans trois cercueils — dont un de plomb — un bon petit vieux qui aimait comme nous à lever le coude et qui s’est laissé mourir d’un asthme. Je mettrai d’ailleurs, par surcroît de précaution, des bouquets de lavande dans le fond de la voiture, pour vous chatouiller le nez agréablement.

Raulhac fit un geste d’impatience.

— Tout cela m’est indifférent, je vous le répète, dit-il. Où faudra-t-il aller vous attendre ?

— Êtes-vous pressé, au moins ! dit Grenouillet en remplissant son verre et en y trempant ses lèvres. J’allais justement y venir. D’abord, ce n’est pas vous qui m’attendrez, c’est moi qui me tiendrai prêt à vous recevoir... Pour commencer, vous changerez de costume.

— Pourquoi cela ?

— Parce que le vôtre est trop beau et vous ferait remarquer. Il doit être indiqué d’ailleurs sur votre signalement. Vous prendrez celui-là, qui vous ira comme un gant, m’a dit Nivollet.

— C’est lui qui l’a acheté ?

— Peut-être bien, et vous n’avez pas été mal servi. Un peintre, ça se connaît en costumes.

— De quoi aurais-je l’air là-dedans ? demanda Raulhac en défaisant le paquet.

— D’un petit rentier. Il en pleut un peu plus que de beaux messieurs cossus dans le quartier de la Maison-Blanche.

— De toutes façons il me conviendra mieux, dit Raulhac avec un sourire de résignation philosophique.

— Quand vous l’aurez sur le dos, et vous ferez bien de le mettre plus tôt que plus tard, pour n’avoir pas l’air gêné aux entournures, vous partirez d’ici à quatre heures, ni plus tôt ni plus tard.

— Entendu.

— Vous irez au petit pas, sans vous presser, comme un bon petit rentier qui fait sa promenade avant le dîner pour se donner de l’appétit Vous comprenez bien ?

— Parbleu ! vous y serez trompé vous-même, répartit Raulhac.

Et, se levant, il imita d’un air si naturel la tournure et la démarche indiquées par Grenouillet, que le cocher de corbillard poussa un cri d’admiration.

— Quel dommage que vous ne vous soyez pas fait acteur, M. Raulhac, s’écria-t-il. Vous auriez eu tous les premiers rôles.

— Pour en revenir à nos moutons, reprit-il, vous ferez avec cet air-là un petit tour de promenade dans la campagne, du côté de Bicêtre et des Hautes-Bruyères, et vous reviendrez tout doucement à un débit de vins que vous trouverez du côté du cimetière, sur votre gauche. Vous le découvrirez facilement.

— Je le connais.

— Vous y êtes entré ? demanda Grenouillet avec vivacité.

— Non. Nous l’avions remarqué, Mazamet et moi, dans une de nos promenades, parce que nous avions vu plusieurs corbillards vides devant la porte.

— Alors vous ne vous tromperez pas ; c'est l'essentiel. Quand vous me verrez paraître â la porte, vous viendrez, sans faire mine de rien, vous placer derrière mon corbillard.

— Et après ?

— Après ? Je vous le dirai quand nous y serons. Cela me regarde.

— Nous n’aurons rien à craindre ?

— Non, sauf peut-être à la poterne des Peupliers, où les gabelous, pour me vexer, font mine quelquefois de regarder dans ma voiture, en disant que j'y cache des alcools. Mais je sais comment il faut passer. Ne vous en tourmentez pas.

Prenant ensuite congé de Raulhac, il alla s’occuper de son convoi.

À l’heure dite, Raulhac arrivait, par l'allée de Gentilly, au rendez-vous convenu.

Grenouillet l’attendait, debout sur le seuil du débit.

Il descendit doucement dès que Raulhac eut rejoint le corbillard, ouvrit la portière par laquelle les cercueils sont introduits et pressés sur les rouleaux en bois préparés pour les recevoir, souleva le drap noir et montra l’ouverture béante à l’armateur.

— Ça tient toujours ? lui demanda-t-il à voix basse.

— Toujours.

— Alors allez-y, et vivement. Personne, placée comme nous sommes, ne saurait vous voir entrer.

 
(A suivre)

Ernest Faligan

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Saviez-vous que... ?

Le rue Esquirol s'appela Grande-Rue-d'Austerlitz. Son nom actuel lui fut donné en 1864 en souvenir de Dominique Esquirol, médecin aliéniste (1773-1840).

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La statue de Jeanne d'Arc située boulevard Saint-Marcel est due au sculteur Émile-François Chatrousse renommé pour être représentatif de l'art du Second Empire.

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A l'école Estienne, en 1896, l'enseignement y est gratuit ; la cantine scolaire, qui fournit aux enfants le déjeuner et le goûter, est également gratuite pour les élèves habitant Paris. Les élèves de la banlieue peuvent apporter leur déjeuner ; ils peuvent aussi prendre leur repas à la cantine, sauf à payer une rémunération fixée par le règlement intérieur.

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Pierre et Marie Curie, au moment où ils reçurent le prix Nobel de physique « en reconnaissance de leurs services rendus, par leur recherche commune sur le phénomène des radiations découvert par le professeur Henri Becquerel », habitaient au 108 du boulevard Kellermann, alors bordé par les fortifications crêtées de gazon vert, une petite maison dont la façade de brique rouge s’abritait derrière un minuscule jardinet, nid de verdure dont le silence était propice aux méditations scientifiques.

L'image du jour

La place Nationale vue vers la rue de Tolbiac

Initialement, la rue Nationale allait uniquement du bd de la Gare (Vincent-Auriol) à la rue Baudricourt (alors chemin du Bac) traversant ainsi le hameau des Deux-Moulins, partie de la commune d'Ivry. L'axe principal était la rue du Château-des-Rentiers.
La décision de prolonger la rue Nationale vers la porte d'Ivry intervint au début des années 1860. C'est cette prolongation qui est l'origine de la forme étrange que revêt la place Nationale.