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LA PETITE MIETTE
par
Eugène BONHOURE
(1889)
PREMIÈRE PARTIE
Histoire de trois enfants
1
Un père improvisé
(suite)
Les agents se hâtaient. En apercevant la malade dont le brigadier éclairait la figure avec sa lanterne, ils dirent :
— C'est une attaque. Dépêchons.
Le corps fut placé sur la civière. Un des agents voulut prendre Miette, la porter.
— Non, dit-elle, il faut que je donne la main à sœur Julie pour la conduire.
Julie, en effet, ne voulait pas suivre les agents et se débattait. Miette lui prit la main et d'une voix ferme lui dit:
— Allons ! viens ! marche et tais-toi !
Julie se tut et, docilement, suivit.
Miette se plaça près de la civière, cherchant de sa main gauche la main de la malade. On se mit en marche et quoique les porteurs eussent pressé le pas, quoique Julie se fit un peu traîner, l'enfant ne quitta pas d'une semelle sa place auprès de la mourante.
À la porte de l'hospice, une infirmière attendait.
La malade fut portée sur un lit, dans une salle basse.
Miette, tout enlarmes, se cramponnait à la main de la mère Coutard qu'elle tenait pressée contre ses lèvres.
Le docteur entra. Rapidement il examina la pauvre femme ; puis, d'un signe de tête, montrant les enfants à l'infirmière, il lui dit :
— Emmenez-les.
Miette éclata brusquement en sanglots.
— Je ne veux pas ! je ne veux pas quitter maman Coutard. Je vous en prie, laissez-moi ! Elle n'est pas morte, n'est-ce pas ?
— Non, elle n'est pas morte… demain vous viendrez la voir… mais vous ne pouvez pas rester là.
Il fallut l'enlever de force. Une fois dans la cour, l'infirmière dit aux agents :
— Vous allez garder ces enfants, n'est-ce pas ? Nous n'avons pas d'enfants ici.
— Sans doute, dit le brigadier. Demain on verra.
— Comment ! dit Furet, vous allez les emmener au poste ?
— Bien certainement, puisqu'elles ne peuvent pas rester ici. Faut-il les laisser à la rue ?
Miette pleurait à chaudes larmes.
Julie recommençait à crier.
— Diable ! diable ! faisait Furet en se grattant l'oreille. Dites donc brigadier... voulez-vous me les laisser ? Je les logerai chez moi.
— Dame, si ta famille veut les recevoir.
— Ma famille ! oh ! là, là ! La v'là, ma famille ! Je vous la présente au grand complet.
— Alors, qu'est-ce que c'est que ton chez toi ?
— C'est , pas le Louvre, parbleu; mais on n'y crève pas de froid ni de faim. Et c'est ici tout près, dans le clos Jenner... Pour lors, je vas les emmener et demain nous viendrons voir la mère. Vous voulez bien venir avec moi, les enfants, hein ?...
— Oh ! oui, monsieur, je ne veux pas aller avec les gendarmes. Mais nous viendrons voir maman demain, n'est-ce pas ?
— Oui, ma fille oui. Mais, pour le quart d'heure, c'est l'moment d'aller se coucher, vu qu'il se fait tard. Allons ! en route !
Miette se calma, Julie se tut.
— Viens, Julie ! fit Miette ; et elle prit par la main la grande sœur qui, sans mot dire, suivit.
Au moment de sortir, Miette se retourna vers l'infirmière, et avec un sanglot, s'écria :
— Au moins, elle n'est pas morte, n'est-ce pas ?
— Allez, mon enfant, lui fut-il répondu. Vous la verrez demain.
Ils sortirent.
— Pauvres enfants ! se prit à dire l'infirmière. Vous la verrez, oui… mais sera-t-elle vivante encore ?
Une fois sortis, sur le boulevard désert, dans la nuit noire, sœur Julie s'arrêta, disant :
— J'ai peur !
— Je ne veux pas que tu aies peur… nous allons chez nous… marche et ne pleure pas.
Julie obéit. Furet, tout étonné de cet empire si fermement exercé par une enfant toute petite sur l'autre, déjà grande, ne put s'empêcher de questionner.
— Quel âge as-tu, petite Miette ?
— Huit ans, je crois, peut-être un peu plus.
— Et sœur Julie ?
— Oh ! sœur Julie est grande. Elle a treize ans passés.
— Et c'est toi qui gouvernes !
— Oui, parce que sœur Julie ne sait pas… Avant, quand j'étais toute petite, c'était sœur Julie qui était ma petite maman. À présent, depuis l'accident, Julie ne sait plus et la petite ma man c'est moi.
— Quel accident ?
— Ah ! oui, vous ne savez pas… Quand grand père Coutard, papa Coutard et maman Marie ont été tués dans le chemin de fer, l'an passé, Julie était avec eux. Elle a eu un coup… sur la tête, sur le dos… partout… et depuis, elle ne sait plus. Mais elle n'est pas méchante… elle m'aime bien et m'obéit toujours. Mais… dites-moi, c'est loin, chez vous ?
— Tu es fatiguée, ma petite ?
— Oui, monsieur, un peu.
— M'appelle pas monsieur. Appelle-moi Furet.
— Oui, monsieur Furet.
— Non... pas monsieur. Furet tout court. Attends, je vais te porter un peu.
— Oh ! non, ce n'est pas la peine, si ce n'est pas trop loin.
— Nous y sommes dans deux minutes.
— Et votre maman, à vous… elle est à votre maison ?
— Je n'ai pas de maman… je suis tout seul.
— Oh ! pauvre Furet !...
Furet n était point facile à s'émouvoir. Pourtant il se sentit la paupière humide.
— Bon ! v'la qu'il me pleut dans l'œil, fit-il en haussant les épaules… Drôle d'enfant tout de même !...
Au coin d'un mur assez haut qu'on longeait depuis un moment, Furet s'arrêta.
— Bon ! nous voilà tout à l'heure rendus. Seulement la rue n'est pas large, emboîtez-moi le pas, attention de ne pas tomber.
Furet prit un sentier étroit qui s'enfonçait dans un terrain vague. Au bout d'une cinquantaine de pas il s'arrêta, ouvrit une porte dans une clôture.
— Nous voilà chez nous, fit-il.
— Eh bien ! où est-elle la maison ? fit Miette.
— Mais là devant toi. Tu ne la vois pas ?
— C'est pas une maison, ça… Ça semble une voiture.
— Y a de ça ; mais c'est une maison tout de même, et tu vas voir comme on y est bien. Attends que j'ouvre la porte et que je mette l'escalier.
Une clé grinça, puis une allumette pétilla et Furet parut, un bout de chandelle à la main, dans une sorte de baie ouverte à trois pieds au-dessus du sol.
— Tiens, fit-Il, voilà l'escalier pour ceux qui ont les jambes trop courtes.
Et il fit tomber devant Miette une espèce de marchepied à deux marches, Miette monta, tirant après elle sœur Julie.
— Nous voilà rentrés, dit Furet. Et il ferma une sorte de portière.
— Non, pourtant, ce n'est pas une voiture, fit Miette.
— Pas tout à fait. C'en est des morceaux. Mais ça fait une jolie maison, hein ?
Il fallait que Furet vit son domicile avec des yeux de propriétaire pour le trouver joli. Mais si le logement était bizarre il n'en était pas moins assez commode. Cela n'était pas grand et pourtant l'appartement était complet. Derrière une cloison en bois, une niche suffisamment large, faisait chambre à coucher. Il y avait un lit, un vrai lit en fer avec matelas. Des meubles étranges garnissaient l'autre compartiment.