La vieillesse de Monsieur Lecoq
Fortuné du Boisgobey
Première partie
M. Lecoq se dérobe
I
Connaissez-vous la rue du champ de l’alouette ? Il y a bien des chances pour que vous n'en ayez jamais entendu parler, si vous habitez le quartier de la Madeleine. Mais les pauvres gens qui logent dans les parages l'Observatoire et de la Butte-aux Cailles savent parfaitement où elle est.
C'est une rue qui ne date pas d'hier. Elle a une histoire et même une histoire assez sombre car il s’y est commis plus d’un crime et vers le commencement de ce siècle, on y détroussait encore les passants.
Elle a changé depuis comme son nom qui s’écrivait autrefois chant de l’Alouette. Le Champ, avec un m et un p, a prévalu sur les plaques municipales, peut-être parce que, depuis le siège de Paris, les alouettes ne chantent plus si près des fortifications.
Aujourd'hui, cette voie mal famée est devenue honnête, mais elle n'est pas devenue riche. Elle réunit la rue de la Glacière à la rue Corvisart, et elle n'est pas bordée, de maisons de plaisance. Si les millionnaires ne la recherchent point, les blanchisseurs et les nourrisseurs s'y fixent volontiers. La Bièvre aux eaux noires coule, ou plutôt stagne, tout près de là, et le lamentable hospice de Lourcine n'est pas loin ; mais par compensation à ces tristes voisinages, ce chemin un peu déshérité se trouve maintenant encadré entre deux boulevards larges et fréquentés, un ancien qui s'appelle toujours boulevard d'Italie, et un moderne qu'on a baptisé du nom du grand astronome Arago.
Une nuit d'hiver, il n'y a pas longtemps, deux sergents de ville faisaient leur ronde dans ces régions désertes. Le service est rude de ce côté-là, et les gardiens qui veillent à la sûreté des Parisiens du XIIIe arrondissement ne remplissent point une sinécure. Ils ont plus souvent affaire à des ivrognes et à des rôdeurs de barrière qu'à des cochers en contravention. Aux heures tardives, dans la mauvaise saison, ils errent dans des solitudes à peine éclairées par des becs de gaz beaucoup trop espacés, et leurs tournées ne sont pas beaucoup moins périlleuses que des reconnaissances en pays ennemi.
Or, cette nuit-là, il neigeait à gros flocons et il soufflait une bise aiguë qui chassait la neige au visage des deux vieux soldats que leur tour de service appelait à battre l’estrade jusqu’au jour dans le quartier des Gobelins.
Il était trois heures du matin, et ils marchaient depuis minuit, lentement, méthodiquement, courbant la tête sous la rafale et ramenant sur leurs joues bleuies par le froid les plis du capuchon de leur caban, mais toujours l'œil et l'oreille au guet.
Au moment où ils allaient déboucher de la rue du Champ de-l'Alouette pour entrer dans la rue Pascal, en traversant la rue Corvisart, la bourrasque devint si violente et la neige leur arriva si drue, qu'ils s'abritèrent sous l'auvent de la porte d'une tannerie.
Ils pouvaient, sans manquer à leur devoir, se réfugier là pour attendre une embellie, car un candélabre éclairait le carrefour formé par l'intersection des trois ou quatre voies qui se croisaient en cet endroit, et personne ne pouvait traverser ce carrefour sans passer sous leurs yeux vigilants.
— Quel chien de temps, dit le plus vieux, un grognard. Je n'en ai pas vu de pareil depuis que je trimais au 1er zouaves dans les montagnes de la Kabylie. Et dire que nous allons nous promener comme ça pendant quatre heures sans voir seulement le bout du nez d'un particulier.
— Ça, c'est sûr. Les bourgeois sont couchés et les voleurs aiment trop leurs aises pour travailler quand il tombe des hallebardes.
— Surtout des hallebardes à la glace, répondit l'autre, qui, étant de la jeune école, aimait à plaisanter sous les armes.
Il allait sans doute continuer à dire des facéties pour se réchauffer, quand son ancien lui poussa le coude.
On entendait dans la rue Corvisart, du côté du boulevard Arago, un bruit de pas, amorti par la neige, mais cependant très perceptibles pour les oreilles exercées comme l’étaient celles de deux gardiens de Paris.
À tout hasard, et par une vieille habitude acquise dans la pratique du métier, ils se rangèrent contre le mur de la fabrique et ils attendirent, immobiles et muets, l'apparition de l'individu qui circulait en dépit de l'heure avancée et de la tempête.
Un instant après, ils virent passer un homme qui s'en allait vers le boulevard d'Italie, la tête basse, le collet de son paletot relevé jusqu'aux oreilles et les mains dans ses poches.
Ce promeneur attardé était vêtu d'un ample pardessus et coiffé d'un chapeau à haute forme.
Il allait d'un pas égal, ni trop lent, ni trop accéléré, comme un bourgeois que le mauvais temps a surpris et qui rentre chez lui sans se presser, parce qu'il n'aime pas à courir.
Rien dans sa tenue ni dans ses allures ne motivait une intervention des sergents de ville, et ils le laissèrent s'éloigner.
— En voilà un qui aime la fraîcheur, dit tout bas le plus jeune.
— Motus ! il n'est pas seul, grommela le vétéran.
En effet, derrière eux résonnait un autre pas plus lourd et plus sonore, un pas d'homme chaussé de gros souliers ferrés.
Le premier passant continuait paisiblement son chemin.
Le second dépassa bientôt l'angle du carrefour ; celui-là marchait appuyé sur un bâton et courbé sous le poids d'une caisse qu'il portait sur son dos.
Il avait assez l'apparence d'un commissionnaire, mais les honnêtes messagers qui stationnent au coin des rues avec leurs crochets n'ont point coutume de travailler si tard, et ceux qui desservent les gares ne commencent guère leur besogne qu'à l'arrivée des trains, c'est-à-dire à quatre heures du matin.
Ce portefaix pouvait donc à bon droit paraitre suspect aux gardiens de Paris, d'autant plus que cet hiver-là les roulottiers travaillaient ferme.
Les roulottiers, on le sait, sont des voleurs spécialistes qui ne dévalisent que les camions ou les fiacres chargés de bagages. Ils rôdent par les rues et, quand ils avisent une voiture abandonnée par son conducteur, ils enlèvent un ballot ou une boite qu'ils chargent sur leurs épaules et qu'ils emportent tranquillement.
— Ce citoyen-là me fait l'effet d'avoir acheté sa malle à la foire d'empoigne, dit le ci-devant zouave. Nous allons lui dire deux mots. Ça nous réchauffera.
Et, sortant vivement de son embuscade, il vint avec son camarade barrer le passage à l'homme au colis.
— Où allons-nous comme ça, mon garçon ? lui demanda-t-il en lui mettant la main au collet.
Le commissionnaire s'arrêta court, releva la tête et regarda d'un air étonné les gardiens de Paris, mais il ne souffla mot.
— Et qu'est-ce qu'il y a dans la caisse ? reprit le vieux troupier. La garde-robe de ta femme ou la tienne ? Ton ménage est bien monté alors, car tu as au moins cent cinquante-livres sur le dos ?
L'homme s'était appuyé sur son bâton et continuait à se taire.
Quant au bourgeois qui l'avait précédé d'une minute, il avait sans doute entendu de loin la grosse voix du sergent de ville et il avait pris peur, car il fuyait à toutes jambes.
Les agents ne songèrent point à le poursuivre ; ils étaient tout occupés du fardeau, qui leur semblait de bonne prise.
— Il parait que tu veux faire le malin, dit le plus jeune. C'est bon ! tu t'expliqueras au poste. Le brigadier saura bien te faire parler.
L'homme ne bougea point. On aurait juré qu'il ne comprenait pas.
Il suivit pourtant, sans essayer, de résister, les deux gardiens qui le prirent chacun par un bras et qui l'entraînèrent, au moment même où au bruit des pas précipités du premier passant succédait le roulement rapide d'une voiture.
Le poste était situé avenue des Gobelins près de la manufacture nationale de tapis, et les capteurs mirent du temps à y conduire leur prisonnier, qui ne marchait pas vite à cause du poids qu'il portait.
Ils le poussèrent dans la salle, où cinq ou six de leurs camarades dormaient sur le lit de camp ou se chauffaient autour du poêle, et ils l'aidèrent à déposer la malle sur le carreau, opération à laquelle ils se prêta de bonne grâce, mais toujours sans desserrer les dents.
— Qu'est-ce que vous m'amenez là ? demanda le brigadier, qui écrivait un rapport sur le coin d'une table.
— C'est un farceur que nous avons surpris trimballant cette caisse qu'il a dû voler à la gare d'Orléans ou ailleurs, répondit le plus âgé des deux gardiens de Paris ; nous l'avons interrogé, mais il fait celui qui ne comprend pas, et il ne répond rien.
— On va lui délier la langue, dit le chef du poste en se levant.
Le singulier commissionnaire qu'il s'apprêtait à interroger était un grand et robuste garçon, qui ne paraissait pas avoir plus de vingt ans, et qui possédait une physionomie assez avenante. Il était vêtu d'une vareuse de laine et d'un pantalon de velours à côtes, et il avait plutôt l'air d'un campagnard que d'un Parisien.
— Allons ! lui dit brusquement le brigadier, il ne s'agit pas de jouer la comédie. Expliquez-vous tout de suite ou je vous colle au violon en attendant que je vous envoie au dépôt.
L'interpelé, pour toute réponse, secoua la tête et porta la main à ses oreilles.
— Vous voulez me faire accroire que vous êtes sourd... Gardez ces frimes-là pour Le conseil de révision, et allez coucher au bloc, puisque vous aimez mieux ça que de parler.
L'entêté garçon ne sourcilla point à cette sentence et se laissa, sans montrer d'émotion, enfermer dans lu geôle étroite et obscure où on loge provisoirement les gens arrêtés.
— Maintenant, vous autres, reprit le chef de poste, ouvrez-moi ce colis pour que je vois, avant dû faire mon rapport, ce que ce gaillard-là a volé.
La malle était fermée à clé, mais avec un ciseau à froid et un marteau, le vieux sergent de ville eut vite fait de forcer la serrure.
Il leva le couvercle, et il poussa un cri d'horreur.
Au fond de la malle était étendu le cadavre d'une femme.