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LA FILLE
DU FUSILLÉ
par
Paul SAMY
(1924)
PREMIÈRE PARTIE
Chapitre II
Disparue
Huit heures du soir sonnaient à l’horloge de l’hôpital Marie-Lannelongue, située à l’angle de la rue de Tolbiac et de l’avenue d’Ivry, quand une automobile, arrivant par l’avenue d’Italie, tourna dans la rue de la Vistule et s’arrêta devant une petite grille terminant un mur, derrière lequel s’élevait une maisonnette.
Ce n’était pas une villa, mais une de ces habitations modestes qui se coudoient dans ce quartier retiré, et qui ne manquent pas cependant d’une certaine élégance avec leurs jolis jardinets, leurs toitures ardoisées et les balcons sur lesquels s’ouvrent les portes-fenêtres de leur unique étage.
Le lierre qui couvre leurs murs mitoyens, les platanes coupée très bas de chaque côté des maisons, donnent à ces demeures une gracieuse impression de fraîcheur et d’intimité. De l’auto, une voiture découverte, descendit une jeune fille, grande, svelte, et dont la mise, quoique simple, révélait une distinction native.
Un petit casque de paille retenait avec peine les boucles de sa chevelure blonde qui s’en échappaient et auréolaient sa figure aux traits ouverts, où de grands yeux bleus mettaient leur douceur et leur expressive gaîté.
Elle tendit, dans un geste gracieux de ses bras blancs et dénudés, sa fine main au conducteur de l’auto.
— Merci, Monsieur André, dit-elle. Sans vous, on m’aurait crue perdue. Mes amitiés à Marguerite.
Et, tandis que l’automobile repartait la jeune fille ouvrait la grille qui se refermait derrière elle avec un bruit d’acier, traversait l’allée sablée du jardin, montait les trois marches de la maison et faisait irruption en trombe dans le petit vestibule.
— C’est moi ! C’est moi ! cria-t-elle, en enlevant son chapeau qu’elle suspendit à une patère.
Elle fixa devant une glace, avec des gestes précis de ses doigts, sa chevelure rebelle, et entra dans une pièce du rez-de-chaussée.
— Bonjour tout le monde, dit-elle, la voix joyeuse. On ne m’attendait plus ?
Dans un coin de cette pièce une femme en deuil, encore jeune de traits, brodait sous la lumière d’une lampe électrique. Dans l’autre angle, penché sur une table d’architecte, un jeune homme terminait un lavis.
L’entrée bruyante de la jeune fille interrompit leurs travaux silencieux.
— Comme tu arrives tard, Irène ! s'exclama la femme en deuil, en déposant son ouvrage sur une table voisine.
— Je pense, mère, que tu n'as pas été Inquiète de ce retard, répondit la jeune fille en entourant de ses bras le cou de sa mère, qu’elle embrassa tendrement.
— J'ai pensé, dit celle-ci, que tu avais été retenue à ton bureau.
— Pas du tout, fit Irène, en allant vers le jeune homme, son frère, qui s’était remis à son travail. Tu ne m’embrasses pas, Philippe ?
— Si, petite sœur. Mais si tu savais comme cela m'ennuie de te voir courir si tardivement les rues de Paris ! Quand pourrai-je te dispenser de cette besogne pour laquelle, hélas ! tu n’étais pas née ?
— Mon bon Philippe, dit-elle, on est toujours né pour le travail. On y trouve des joies et un contentement de soi-même que la fortune ne nous eût peint donnes. Tu m’en fournis toi-même l’exemple.
— Oh ! moi, c’est différent. Riche, j’aurais été ce que je suis, sauf que mon atelier ne se fût point réduit à ces quatre murs où nous étouffons.
— Bon ! cela viendra. Toi, moi, nous, on se sortira tous de là. Pour l’instant, est-ce que l’on dîne ? J’ai une faim de loup.
— On n’attendait que toi, Irène, fit la mère en se levant, geste que répéta le jeune homme.
Ils passèrent dans la petite salle à manger voisine où ils se mirent à table.
— Mais, demanda Philippe à sa sœur, tu ne nous as pas dit la cause de ton retard ?
— Très simple, fit Irène, une panne du tramway, boulevard Masséna. Je revenais à pied quand, rue Régnault, une auto s’arrête près de moi et le conducteur me fait signe de monter. C’était André.
— André de Viat ?
— Lui-même. Que faisait-il dans ces parages ? Je ne me le suis pas demandé. J’ai accepté, et il m’a transportée en vitesse jusqu'ici.
— Voilà ce que tu feras bien de ne pas raconter à Georges.
— Pourquoi donc ? demanda Irène en éclatant de rire.
— Mais parce qu’il serait jaloux.
— On n’est pas jaloux d’André de Viat quand on est Georges Dorfeuil, ingénieur de l’École Centrale, inventeur réputé, doublement décoré de la Croix de guerre et de la Légion d’honneur.
— Quel mépris en regard de quel enthousiasme ! dit Philippe.
— Tu te trompes, répondit Irène à son frère. Je n’ai aucun mépris pour l’héritier de M. de Viat; il m’est indifférent et tu avoueras que j’ai, que nous avons, des raisons pour ajouter aux qualités de M. Dorfeuil la reconnaissance que nous lui devons. Que serions-nous devenus sans lui ? Je lui dois ma place de secrétaire-sténographe dans l’usine qu’il dirige, et tu lui dois les premiers travaux qu’on t’a confiés à ta sortie de l’École des Beaux-Arts.
Et comme Philippe souriait :
— Oh ! je te devine, dit Irène. Tu penses à ma sympathie pour M. Dorfeuil, et sans doute à celle que je lui inspire. Je ne m’en cache pas. Mais c’est tout. Nous sommes et nous restons de bons amis.
— Irène a raison, intervint Mme de Vrigné, — c’était le nom de la veuve — et tu as tort, Philippe, de la taquiner sur ce sujet.
— Laisse donc, maman, fit la jeune fille. En défendant M. André, Philippe pense sans doute à Marguerite.
Une rougeur monta au front du jeune homme, qui expliqua avec gêne :
— Oh ! Mlle de Viat est beaucoup trop loin de notre pauvreté pour que je songe à elle autrement qu’à une excellente compagne de tennis.
— Alors, tout va bien, dit Irène. On aime sans aimer tout en aimant. C’est la sagesse qui nous dicte un sort dont nous devons nous contenter.
— Mes pauvres enfants, fit Mme de Vrigné, que n’ai-je pu vous le faire meilleur, ce sort ? Les événements ne l’ont point permis. Sans la guerre, qui vous a privés de votre grand-père après le malheur qui vous faisait orphelins, vous n’auriez pas à vivre et à me faire vivre de votre travail.
D’un même mouvement, le frère et la sœur s’étaient levés et, de chaque côté de Mme de Vrigné, ils se penchèrent sur son front.
— Mère, tout cela n’est qu’amusement. dit Philippe. Notre travail nous est une joie et ta tendresse nous vaut toutes les richesses.
— Mes chéris ! fit la veuve, en rapprochant de ses bras les deux têtes de ses enfants contre la sienne.
— Tiens, dit tout à coup Irène en se dégageant. Avez-vous lu les journaux de ce soir ? J’en ai un dans mon sac à main. Ils racontent une curieuse histoire dont on s’entretenait dans le tramway.
Ils passèrent au salon, grande pièce qui servait à la fois de lieu de réunion pour la famille et de salle de travail au jeune architecte.
Quelques meubles qui attestaient un ancien luxe, rangés autour d’un piano, formaient opposition avec la longue table, le haut tabouret et la bibliothèque où s’étageaient les cartons à dessins du jeune homme.
Sous la lampe à réflecteur qui descendait du plafond, celui-ci avait repris son travail, tandis que Mme de Vrigné, assise à l’autre bout du salon, dans un large fauteuil, s’était remise à sa broderie.
— Voici, dit Irène, en revenant vers eux, un journal déplié à la main. Tu ne connaissais pas cette histoire, Philippe ?
— Quelle histoire ? demanda le jeune homme.
— Le vol commis à la salle de la rue Drouot, pendant une grande vente, d’un Bonheur-du-jour très ancien et d'une estimation fort élevée.
— Je croyais que ce vol s’était accompli à la vente de la galerie Georges Petit.
— Des deux côtés à la fois, dit Irène, à vingt-quatre heures d’intervalle, et de meubles à peu près semblables.
— Eh bien ? interrogea Philippe.
— Les journaux annoncent qu’ils ont été retrouvés au Bois de Boulogne, mais détériorés. On en avait brisé les petits tiroirs.
— Quels sont les sauvages qui ont pu commettre cet acte de vandalisme ? Les a-t-on arrêtés au moins ?
— Le journal dit qu’on les recherche encore. Mais le plus curieux, d’après lui, c’est qu’un vol analogue a été commis le même jour à Bruxelles. Là-bas aussi on a retrouvé le secrétaire ancien, démoli comme les deux autres. N’est-ce pas bizarre ?
— En effet, dit Philippe. Il y a là une coïncidence bien étrange. Tu as entendu, mère ?
— Oui, répondit Mme de Vrigné, qui avait cessé de broder pour écouter le dialogue des deux jeunes gens.