De temps à autre, raconta Georges Delavarre, les riches mêmes apprennent
brusquement qu'il y a des bêtes féroces dans notre société comme dans les forêts
vierges. Il est arrivé en effet qu'on saigne un banquier, un propriétaire, voire
un homme politique comme un simple porc. En somme, c'est rare. Les gens matelassés
de billets de banque et nichés dans des appartements confortables ne périssent
guère de la main de leurs semblables et n'en subissent que d'insignifiantes
violences. Mais dans les faubourgs obscurs, il n'en va pas de même… Là, le fauve
pullule beaucoup plus qu'il ne pullule dans la sylve brésilienne ou dans les
pampas argentines.
Et les brutalités que subissent les faibles sont nombreuses autant que dégradantes.
Je songe à l'histoire de la petite Jeannette, qui vivait dans le noble quartier
de la Gare. Cette petite Jeannette appartenait à une honorable famille, qui,
d'après le contrat social, avait droit à toutes les protections du juge, du
commissaire, du sergent de ville et des citoyens honnêtes, qui sont, après tout,
l'énorme majorité des citoyens. A quinze ans, c'était une créature agréable
à regarder.
Deux yeux frais, couleur de tourmaline, s'allumaient entre ses paupières
; la pâte de sa joue était appétissante comme du pain blanc ; son crâne produisait
une chevelure abondante mi-partie paille, mi-partie feuille morte, fort douce
au toucher ; elle entr'ouvrait des lèvres naïves et rougis sur des criquettes
lumineuses comme de petits coquillages blancs. Assez petite mais bien en chair,
elle marchait d'une manière plaisante, comme beaucoup de ses sœurs de la Gare,
des Gobelins, de la Maison-Blanche ou du Faubourg-Saint-Jacques. Aussi bien
les garçons la recherchaient-ils, ce qui, de par la nature, devrait être un
gage de bonheur pour une jeune fille, mais ce qui était une source d'ennuis
pour Jeannette. Car elle avait plu au grand Goujard et au fils Matoré, qui ne
lui plaisaient pas du tout, le premier étant une brute qui sentait du nez, et
le deuxième un voyou sardonique, avec un poil énorme dans la main. Tous deux
la voulaient pour leur plaisir ; Matoré devait en outre se dire qu'elle l'aiderait
à éviter cette saleté de travail qui dégrade l'homme et l'empêche de fréquenter
les champs de courses.
Ils la suivaient avec patience, flatteurs d'abord, puis agressifs. Leur seule
rivalité donnait un peu de répit à la petite. Mais Matoré, sûr de l'emporter
par la ruse, laissait généralement la sortie du soir à Goujard, retenu à midi,
et suivait pendant le jour.
Quand deux mois se furent écoulés, Matoré fit entendre les premières menaces.
Il n'aimait pas qu'on se fiche de lui, il avait un bon couteau à cran et il
connaissait l'art de s'en servir !
— Tu m'as assez fait poireauter, remarquait-il de l'air d'un homme qui veut
être payé de son travail. Si tu continues à te payer ma poire, je fais un sale
coup.
Quelques jours plus tard, Goujard fit à son tour entendre des paroles sévères
et emblématiques :
— Tu me fais grimper à l'arbre. Tant pire si je perds la tête, tu l'auras
voulu !
Elle savait qu'ils ne prononçaient pas de vaines paroles. On ne comptait
pas les coups que Goujard avait répartis entre les yeux, les nez et les mâchoires
de ses contemporains : plusieurs en gardaient la g….. de travers ; d'autres
s'étaient vu disloquer une guibolle ou démettre une épaule. Quant à Matoré,
il comptait une douzaine de boutonnières à son actif, dont une avait failli
mener son homme au cimetière de Bagneux.
Aussi la petite était-elle épouvantée.
Elle n'osait pas se plaindre à son père, qui était un pauvre vieux délabré,
ni au commissaire de police, qui, elle le savait par des exemples nombreux,
pouvait bien intervenir pour réprimer, mais non point pour prévenir. Alors,
il n'y avait qu'à attendre un mauvais coup ou sinon à se donner au grand Goujard,
qui la protégerait contre Majoré, ou à Matoré, qui la protégerait contre le
grand Goujard.
La petite Jeannette en devenait folle. À la fin, elle se décida à la fuite.
Elle se cacha au fond des Batignolles et, à force de courage et de bonne volonté,
se tira d'affaire.
La vie recommença. Même le bonheur montra son visage léger. Jeannette connut
un peintre en bâtiments. Cet homme brossait les façades avec ingénuité et bonne
humeur ; il était comme un petit enfant par le naturel et par l'insouciance.
Et il avait une confiance parfaite dans le sort, vu qu'il gagnait dix francs
par jour.
Après avoir rencontré six ou sept fois Jeannette, il songea qu'elle ferait
son affaire ; il l'aborda pour le lui dire. Ensuite, ils firent quelques promenades.
Ils crurent, avec raison, qu'ils pouvaient se mettre en ménage ensemble ;
même, ils en informèrent les autorités compétentes et reçurent l'approbation
de l'adjoint au maire du dix-septième arrondissement. Après quoi, ils furent
très contents l'un de l'autre, pendant plus de dix-huit mois, et se le prouvèrent
par des actes agréables et d'excellents propos. Mais ils firent une excursion
au bois de Vincennes, un jour de semaine, accompagnés de veau froid, de langue
fumée, de tarte aux cerises et de vin cacheté, qu'ils consommèrent en vue du
lac.
Comme ils achevaient la tarte, avec un plaisir extraordinaire, trois voyous
parurent. Ils portaient le melon et le chandail ; ils avançaient des têtes livides,
d'une façon crapuleuse, et en traînant la patte. Des perroquets, du vin blanc,
des bitters fermentaient dans leurs estomacs et allumaient leurs prunelles.
L'un d'eux se donna un coup furieux sur la cuisse, sa bouche se tordit :
— Mince, rauqua-t-il. C'est la môme…
Une expression sinistre roidit sa face; son regard devint fixe ; il s'avança
vers le peintre et Jeannette, qui tremblait de tous ses membres. Car elle avait
reconnu Matoré. Lui, s'avisant de son trouble :
— Au moins tu me remets ! ricana-t-il en fourrant la main dans sa poche.
Et s'adressant au peintre, d'une voix d'assassin :
— Je te prends pas en traître, c'est ma môme que t'as là. Tu vas me la rendre
tout de suite et te cavaler, Ou bien il y aura du mauvais !
Le peintre s'était levé, ahuri d'abord, puis furieux. Il avait des raisons
majeures pour savoir que Jeannette, avant son mariage, n'avait été la môme de
personne.
Et il cria avec énergie :
— Tu fais erreur ou tu te payes ma balle ! C'est ma femme, et puis elle n'a
jamais été la tienne.
— Rouspète pas ! répliqua Matoré en tirant son couteau. C'est-y oui, c'est-y
non ? C'est ma môme que je dis et je la veux.
— Salaud ! gronda le peintre.
Il se mit en défense. C'était un homme vigoureux, mais qui n'avait jamais
appris que le maniement de la brosse.
Lorsque Matoré fit mine de l'attaquer, il donna un coup de poing qui rata,
puis un autre qui atteignit le malandrin à l'épaule. En même temps, le couteau
lui entrait en plein dans le cœur. Il poussa un cri épouvantable et tomba.
— Bien fait ! cria Matoré avec une fureur triomphante. Des types comme ça,
faut pas les manquer. Tant qu'à toi, la môme… ouste ! faut nous suivre.
Elle était à moitié morte d'horreur.
Et quand il mit la main sur elle, elle se débattit avec de tels cris qu'il
s'indigna et lui administra un grand coup de couteau dans le ventre. Il la laissa
pour morte et continua sa route avec les poteaux.
*
* *
Quant à la fin de l'aventure, elle est très simple et vous lisez à chaque
instant la pareille dans votre journal.
Jeannette fut ramassée par des passants, fut expédiée à l'hôpital, guérit
mal et demeura infirme. Matoré parut devant douze citoyens de la ville de Paris,
affirma que la femme du peintre avait été sa maîtresse et l'avait salement lâché.
Lorsque Jeannette jura le contraire, plusieurs jurés eurent un bon sourire de
Parigots qui la connaissent dans les coins. Et, vu que c'était un crime passionnel,
Matoré s'en tira avec quelques mois de prison.
J.-H. ROSNY.
Derrière le nom de J.-H. Rosny se cachaient les frères Joseph Henri Honoré
Boex (1856 - 1940) et Séraphin Justin François Boex (1859 - 1948), tous deux
nés à Bruxelles. Après leur séparation en 1908 — l’année de la présente nouvelle
— ils poursuivirent des carrières l’un sous le nom de J.-H. Rosny aîné, l’autre
sous celui de J.-H. Rosny jeune. J.-H. Rosny aîné est aujourd’hui considéré
comme l’un des précurseurs de la science-fiction.