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LA PETITE MIETTE
par
Eugène BONHOURE
(1889)
TROISIÈME PARTIE
La revanche de Furet
IX
Furet en chasse
Se mettre sur la piste, c'était bien.
Mais où était-elle, cette piste ? Sans doute, si les conjectures de Furet étaient vraies, on tenait M. Jules et on le tenait bien. Mais Miette, que devenait-elle ? Si M. Jules l’avait enlevée et cachée, c'était précisément pour s'en faire une garantie, un otage. Donc, c'était Miette qu'il fallait retrouver et reprendre avant tout.
Mais comment la retrouver ? Furet se sentait complètement dérouté ! Surveiller la maison de Vardonnier ? C'était inutile. Évidemment l'inconnue aurait averti M. Jules ; il serait sur ses gardes. Rien à faire de ce côté.
Furet dormit mal cette nuit-là. Le matin, en se réveillant dans sa cahutte, maintenant solitaire, il se dépitait de son impuissance lorsque son regard tomba sur le rapiéçage du trou fait par Boudigasse.
Une idée lui vint, subite, impérieuse : « Si c'était le même ! »
Deux minutes après, il inspectait soigneusement le terrain où Boudigasse avait si bien travaillé.
La police y avait bien fait une visite ; mais elle n'y avait rien trouvé qui pût la mettre sur la trace. Personne depuis n'y avait remis les pieds.
Furet chercha longtemps sans rien voir qui pût lui fournir un indice. Le sol dur n'avait point gardé de traces visibles, sauf vers la porte. Et là, le pied maladroit de la police avait foulé les empreintes antérieures.
Furet rageait profondément. Au long du mur de la cahutte il avait espéré qu'une empreinte quelconque resterait.
Rien, toujours rien.
Restait à visiter la carrière, ou plutôt la cave où Julie avait été assaillie.
Furet courut chercher de la lumière et procéda soigneusement à l'inspection.
La « turne » n'était pas large et n'avait pour tout mobilier qu'un grabat, un banc, un vieux poêle en fonte.
Sur le grabat, un lambeau de couverture grossière était roulée froissé, déchiré. Le banc renversé n'avait pas même été relevé par la police. Le poêle ouvert était vide. Quelques cendres couvraient le fond du cendrier.
Furet examina longuement toutes choses. Pas un indice ! pas une trace, rien, rien !
Il allait se retirer lorsque relevant le banc, il aperçut dans le cendrier comme une tache jaune.
Il regarda, gratta la cendre du bout de l'ongle.
— Sacristi ! ça y est ! s'écria-t-il c'est le même !
La tache jaune était un bout de cigarette. Mais ce détritus presque imperceptible était toute une révélation.
Cette cigarette était roulée « de droite à gauche » ; c'est à-dire que le fumeur, au lieu de rouler le tabac « de dedans en dehors » l'avait roulé « de dehors en dedans » et l'avait fermée « en sifflet », le bout du papier rabattu en dedans d'un coup d'ongle de façon que le bord extérieur du papier roulé fût maintenu sous l'index pendant qu'on fumerait la cigarette.
Juste la même confection que les bouts de cigarettes relevés par Furet dans le terrain vague de la rue des Reculettes.
Et cet indice n'était point banal.
Cette façon de faire les cigarettes étant exceptionnelle au premier chef. Furet le savait bien. « Fabricant de cigarettes », ç'avait été un des petits métiers qu'il avait faits jadis au quartier latin.
Le cendrier exploré avec soin, contenait deux ou trois débris du même genre.
Dans le foyer du poêle, il y en avait une ou deux qui, jetées évidemment sur la cendre chaude, s'étaient carbonisées sans perdre leur forme.
Ce fut tout. C'était peu de chose ; mais c'était quelque chose, cependant.
Furet courut rue de Gentilly, prit à part la mère Fricotte se fit dépeindre exactement l'homme qu'elle avait rencontré avec Julie la veille de l'attentat.
— Et l'autre ? demanda-t-il, est-ce qu'elle l'a vu ?
Car Furet n'avait pas osé et n'osait pas questionner Julie à ce sujet. La pauvre fille rougissait et se prenait à trembler quand on lui rappelait ces aventures. Mme Reynaud et la mère Fricotte avaient eu toutes les peines du monde à la faire parler…
— L'autre, répondit la Fricotte, je vous l'ai déjà dit, elle ne l'a pas vu ; mais je suis sûre que c'est le même qui l'avait emmenée dans la voiture… Celui-là, c'est un gros rousseau.
— Tonnerre ! s'écria Furet. Ça doit être lui… Je donnerai cent sous pour que ça fût lui.
— Mais ! quoi ? dit la Fricotte. Vous n'auriez pas les preuves.
— C'est égal… on verra ça… Pour le moment, c'est l'autre qu’ïl faut trouver. On y va.
Et Furet s'en alla tout droit à la rue de la Huchette, grimpa chez Me Mâchefer, entra au bureau sous prétexte qu'il croyait y avoir oublié un parapluie et, d'un clignement d'œil et d'un signe de tête, invita le saute-ruisseau à venir le rejoindre au plus tôt.
Cinq minutes après, le petit clerc arrivait, le nez au vent, flairant une aubaine.
— Vingt sous pour toi si tu peux me donner les renseignements dont j'ai besoin.
— Parlez, patron, fit le gamin en exécutant le salut militaire. On vous dégoisera la chose pour peu qu'on la sache.
— Et si on ne la sait pas, on la cherchera, hein ?
— Et on la trouvera, si ça se peut.
— Eh ! bien, voyons. Est ce qu'il n'est pas venu ces jours-ci, pour voir M. Valdonnier, an gaillard à barbe noire, un gascon, pas très grand, avec un chapeau mou, un feutre gris !...
— Un gascon, que vous dites ? si fait. Il en est venu un, mais pas depuis cinq jours. C'est un qui a ces doigts là tout jaunes.
Et le petit clerc montrait l'index et le médium de la main gauche.
— Tout juste ! c'est ça ! s'écria Furet. Oui, la cigarette ! Sais-tu son nom à c't'oiseau là ? Et son adresse, la sais-tu ?
— Pour ça, non. J'y ai bien demandé la dernière fois qu'il est venu : « Qui faut-il annoncer ? » mais il ne m'a pas répondu. Il m'a donné une lettre pour M. Valdonnier, qui l'a fait entrer tout de suite.
— Cent sous pour toi, si tu peux m'avoir le nom et l'endroit où il perche.
— Ça, c'est gentil ; seulement, j'sais pas si j'pourrai. Mais, dites donc, en attendant, voici quelque chose qui peut p't'ét vous servir.
— Voyons, jabotte !
— Eh ! bien, j'suis resté un moment seul à l'étude et j'ai un brin écouté à la serrure. Et j'ai entendu quel homme parlait d'une personne qu'il appelait d'un nom drôle ! la Cabridèle, je crois ; une mâtine, qu'il disait. Et puis, il a parlé d'usine, de ravageur, j'ai pas bien compris. Mais il a dit, pour sûr, qu'il prenait la gare Saint-Lazare.
Furet réfléchissait. Évidemment c'était autour de M. Reynaud que se mouvait l'intrigue de Valdonnier.
Il ne pouvait être question que de l’usine d'Asnières, située justement en face de l'île des Ravageurs.
— Ça vaut-il quelque chose, ça ? demanda le saute-ruisseau.
— Heu ! heu ! Tiens, T'là dix sous tout de même pour la bonne intention. Mais si tu apprends quelque chose, télégraphie-moi tout de suite. V'là mon adresse.
— Sacré mâtin ! c'est vous qui êtes monsieur Furet. Alors, vous pouvez vous vanter qu'il ne vous porte pas dans son cœur, M. Valdonnier. Ni le Gascon non plus, j'vous en fiche mon billet. Ils ont parlé de vous tout plein. Cette canaille de Furet par-ci, ce brigand par là. Ah ! oui, par exemple, qu'ils en ont dit. Et le Gascon disait : « Il me la paiera, ce bandit ! il me la paiera. »
— Eh ! bien soit ! dit Furet ; on tacheta de lui donner son compte. Et souviens-toi de télégraphier si tu apprends quelque chose. Tu sais... un petit bleu, cinquante centimes. Voilà les dix sous…
— Bien sûr qu'on n'y manquera pas.
Furet revint à la rue de Gentilly. C'était l'heure du déjeuner. Il continuait à loger dans sa cahute, mais il mangeait là-bas, depuis que la mère Fricotte s'y était installée.