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LA PETITE MIETTE
par
Eugène BONHOURE
(1889)
TROISIÈME PARTIE
La revanche de Furet
XXI
Châtiment et récompense
Furet, alors, raconta toute l'histoire ; comment, averti par la Cabridèle, il avait pu arriver à temps.
— C’est un rude miracle que je sois vivant, interrompit Reynaud.
C'est la grande cuiller en fer que je tenais qui m'a sauvé. Elle s'est engagée entre les griffes de la machine, qui se sont prisées, et les deux râteaux se sont engagés l'un dans l'autre… les bras se sont faussés et se sont arrêtés. Le mouvement brusque de la cuve m'avait jeté en arrière, de sorte que je n'ai été atteint que légèrement. Mais sans ma petite Miette j'étais perdu. Que ce bandit ait pu toucher le levier du broyeur et j'étais broyé. C'est petite Miette qui m'a sauvé la vie, et puis, c'est vous, ma chère amie, vous et ce brave garçon !...
Un cri lointain interrompit ces paroles, un second cri plus faible, puis plus rien…
— C'est cette canaille de M. Jules, dit Furet. Et l'autre, ça m'a semblé la voix de Sarah.
— Je vais voir ce que c'est, dit Marcelin.
Cinq minutes après, il revenait la figure assombrie.
— Elle avait raison, la morte, dit-il en frémissant. Son destin l'attendait à la porte. Ils étaient là, deux, qui le guettaient : la Sarah d'abord, puis cet autre, dont on ne sait pas si c'est un voleur ou un agent de police. La Sarah lui a sauté à la gorge, lui réclamant sa part. Et comme ils se débattaient, ils sont tombés tous deux à la rivière. Les autres ont crié au secours, mais en tombant, mon gueux de cousin s'était fendu le crâne sur une pierre ; et comme il s'était cramponné à la Sarah, ils sont allés au fond. On les a repêchés morts tous deux. Il avait trois cent mille francs dans sa poche, ce bandit… et un passeport pour Buenos-Ayres.
— Un bon débarras pour les gens de ce pays-Ià ! fit Poil-aux-Pattes.
— Décidément, voilà l'héritage qui te reste ! dit Furet.
— Et l'honneur de la famille est sauf, ajouta Marcelin.
ÉPILOGUE
Derrière l'usine de M. Reynaud, dans un bosquet de lilas, entourée d'une grille basse, est une tombe couverte d'une dalle de granit rose.
Au chevet de cette tombe un églantier vigoureux a poussé, un bel églantier à fleurs pourprées. C'est la plante qui convenait à la tombe de la Cabridèle ; une plante sauvage, vivace et forte, armée d'épines cruelles, mais portant fièrement ses fleurs éclatantes au parfum discret.
Deux ans se sont écoulés depuis que la pauvre fille repose sous la pierre. Et bien des évènements se sont passés.
Mlle Marie Reynaud est une belle fillette de douze ans, fraîche comme une rose, gaie comme un pinson, malgré ses grands yeux pensifs qui se mouillent de larmes lorsque certains souvenirs reviennent à sa mémoire.
Sœur Julie, par la volonté formelle de Mme Reynaud, n'a point quitté celle qui fut, un certain temps sa petite mère. En même temps que Miette, sœur Julie a reçu l'éducation qui lui manquait. On trouverait difficilement une jeune fille plus accomplie.
Le doux soleil des premiers jours de mai penche vers l'horizon. Sur l'allée sablée, Miette et Julie poussent une petite voiture, un berceau bleu, où bégaie joyeusement un superbe bébé.
Mme Reynaud les suit, souriante, heureuse. Elles viennent de porter à la pauvre morte les premières roses de la saison.
Derrière elles, marche Reynaud, rajeuni, rayonnant, débordant de joie.
— Quel dommage que Furet soit absent ! dit Mme Reynaud.
— Il n'est pas absent, répond Reynaud. Il est arrivé ce matin. Nous allons le trouver à la maison.
Julie détourne la tête pour cacher une rougeur subite qui lui monte jusqu'au front.
Furet, en effet, attendait sur la porte du bureau de la direction. Furet n'est plus le même. Il a grandi, s'est étoffé.
Le gamin a disparu, s'est fait homme.
Mais l'œil a gardé sa vivacité fine ; son sourire a conservé la douceur caressante, sa physionomie, plus mâle, a toujours la même franchise spirituelle, la même distinction innée.
Furet revient de voir son ami Marcelin Patasse qui s'est marié il y a trois jours. Furet maintenant est intéressé dans l'usine. Ces fameuses idées dont il avait parlé jadis à M. Reynaud ont eu quelques succès. Furet a trouvé dans les vieilles boîtes à sardines une mine d'étain qui rapporte de l'or.
— Vous m'avez demandé, M. Reynaud, dit-il en saluant Marie.
— Oui, mon garçon, j'aurai besoin de vous tout à l'heure. Ah ! tenez, Me Pontet doit être en ce moment au bureau du contentieux : Voulez-vous aller le prier de venir jusqu'ici.
Quelques minutes après, Furet revenait avec le digne notaire.
— Maintenant dit Reynaud, c'est une affaire de famille que nous allons traiter. Et j'ai voulu que nous en causions ici, près de cette tombe, parce que les souvenirs du passé nous rendent à tous le présent plus doux.
Ne croyez-vous pas, chère Marie, que Furet a mérité sa récompense et qu'il serait cruel de la lui faire attendre plus longtemps.
— Qu'en pensez-vous Julie, dit en souriant Mme Reynaud. Julie prit la main de Marie et se courbant pour cacher son trouble, elle porta cette main à ses lèvres.
— Alors, ma chère amie, fit Reynaud en regardant Furet, j'ai l'honneur de vous demander, pour mon filleul Philogone Quatre-Temps, dit Furet la main de votre filleule. Julie Coutard.
Et j'ajoute que, depuis hier, M. Philigone Quatre-Temps est associé à la maison Reynaud pour un quart.
— Oh ! monsieur ! Vous me comblez et c'est trop !
— Non, mon garçon, non. Ce n'est que juste.
— Voici l'acte d'association, dit M. Pontet. Et voici d'autres pièces encore que je suis bien aise de vous remettre.
D'abord je vous rends ceci, madame, la signature qui vous fut extorquée par ce bandit. L'affaire s'est réglée hier, au greffe de la prison de Poissy où loge, pour le moment, ce bon M. Tourignon. Puis voici mon compte de gestion de la tutelle de Mlle Julie Coutard. L'actif se monte à : deux cent mille francs ; avec les intérêts depuis deux ans, deux cent dix. Voici les titres.
— Et nous les marions sans contrat sous le régime de la communauté, reprit Reynaud. Qu'en dites-vous chère amie ?
Eh ! bien Julie, mon enfant, que dois-je répondre ?
— Oh ! madame, vous le savez bien… il y a longtemps que j'ai répondu.
— Oui, depuis l'hôpital, n'est-ce pas ? dit Furet.
— Non!... depuis le jour où, toute idiote que j'étais, je me suis sauvée, de chez les bonnes dames pour venir te rejoindre.
— Eh ! bien embrassez votre fiancée, monsieur Furet.
Il ne se le fit pas dire deux fois.
— Tiens ! qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce qu'on apporte là ?
Un groupe nombreux s'avançait, en effet. Tous les contre-maîtres de la maison, conduits par celui-là même qui, le jour de la fête, avait piloté Furet dans l'usine, arrivaient avec une magnifique couronne de fleurs.
— C'est la fête des fiançailles ! dit Reynaud. On dansera, ce soir, à l'usine
— Et c'est moi, M. Pontet, qui, si vous voulez bien le permettre, ouvrirai le bal avec Mme Reynaud.
— Certes ! dit Marie, je vous dois bien cela !
— Eh ! bien, et moi, est-ce que je n'en suis pas ? cria une voix joyeuse. C'est pourtant moi qui ai raccommodé la future !
C'était le docteur qui arrivait.
— Il y avait complot, fit Marie en souriant.
— Certes ! répondit le docteur. Mais c'était un complot de braves gens et de bons cœurs. Et nous pouvons nous vanter d'avoir fait aujourd'hui un beau miracle.
— Et lequel ? interrogea le notaire.
— C'est d'avoir réuni, à la même table, sept personnes en état de bonheur parfait.
FIN