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LA PETITE MIETTE
par
Eugène BONHOURE
(1889)
TROISIÈME PARTIE
La revanche de Furet
I
Crânes fêlés et cœurs brisés
Dans une salle d'hôpital, Julie, la tête rasée, les yeux fermés, immobile, semblait dormir sur un petit lit, autour duquel se pressaient les élèves favoris du docteur Cochard.
Le docteur, en tenue de clinique, assisté des deux internes de service, examinait la blessée.
— Voici, disait-il, un cas extrême ment curieux de compression accidentelle du cerveau produisant l'immobilité matérielle et la suppression de certaines facultés intellectuelles ou morales. Plusieurs d'entre vous ont vu le sujet en état de santé. Un physique parfait, mais affecté d'une dépression intellectuelle singulière.
Dans un accident de chemin de fer, il y a trois ou quatre ans, cette enfant avait reçu des blessures graves, entre autres une blessure contuse sur le crâne qui avait déterminé une fêlure et produit une déformation de la boîte cervicale.
Plusieurs circonvolutions de la matière cérébrale se trouvaient ainsi comprimées par cette sorte de renfoncement des parois supérieures du crâne.
Et cette compression avait pour résultat la suppression presque absolue de certaines facultés psychiques. La volonté, par exemple et la personnalité, je veux dire ce que les psychologues appellent la conscience, étaient presque complètement atrophiées.
— En effet, répondirent deux ou trois voix.
— J'ai plusieurs fois examiné le sujet, ajouta l'un des internes. La dépression du crâne, à l'endroit de la blessure était à peine sensible, et j'avais cru tout d'abord à la présence d'une esquille. Mais l'état de santé remarquablement vigoureux de l'enfant et l'absence de toute inflammation rendaient l'hypothèse peu probable et le cas me paraissait curieux.
— Il l'est, en effet, reprit le docteur.
Et voici l'explication du phénomène :
Vous voyez que le sujet est admirablement conformé, d'une constitution exceptionnellement saine et vigoureuse. Eh ! bien, après la fracture du crâne qu'elle a subie, la soudure des os s'est faite très vite. La suture s'est trouvée mal resserrée. Deux ou trois des aspérités de cette suture ont été mal réemboîtées entres elles. Et il s'est formé là une sorte de bourrelet osseux, intérieur à la voûte du crâne et qui comprime les lobes subjacents.
La blessure reçue hier, presque à la même place, a produit une fracture affectant précisément les sutures défectueuses. Et vous allez voir qu'en soulevant légèrement la partie de l'os rendue mobile par la fracture, on peut rendre à volonté le mouvement, la sensation et la pensée au sujet.
Et joignant l'acte à la parole, le docteur souleva presque imperceptiblement le morceau d'os fracturé.
Julie, aussitôt, rouvrit les yeux, poussa un soupir ; sa respiration s'accéléra. Puis ses traits prirent une expression de surprise et d'inquiétude, que jamais ils n'avaient eus. Elle regardait tout ce monde autour d'elle et semblait prendre peur.
— Rassurez-vous, mon enfant, lui dit le docteur. On ne vous fera pas de mal et nous vous guérirons.
— Furet ! où est Furet ? demanda Julie. Est-ce qu'il l'a tué, comme moi ?
Le docteur répondit en lui souriant.
— Non, il va très bien ; il viendra vous voir. Mais, comme nous n'avons pas besoin de fièvre, nous allons fermer le robinet.
Et il lâcha l'os si légèrement soulevé.
Aussitôt les yeux de Julie se refermèrent, ses traits reprirent leur immobilité morne, sa respiration se ralentit. Sa main qui s'était levée pour interroger, demeura levée, raide, rebelle à toute flexion.
Le docteur, maintenant, sur ces observations faisait à ses élèves un de ces cours si remarquablement précis et hardis en même temps, qui lui ont fait une place si haute dans l'enseignement médical.
Puis, prenant deux instruments de forme bizarre qu'il avait fait faire la veille tout exprès, il dit :
— Maintenant, je vais enlever avec ceci le bourrelet osseux qui s'était formé sous la suture. Puis, avec ceci, je panserai la plaie de façon que les os au lieu de se souder en concavité, au dessous du plan tangent à la voûte du crâne, soient maintenus au dessus, en convexité, de façon que la soudure se fasse sans compression aucune de la matière cérébrale.
Ce faisant, nous aurons rendu définitivement au sujet le mouvement et les facultés intellectuelles dont elle est actuellement privée. Nous aurons, pour employer une expression de l'école spiritualiste et « donné l'essor à une âme ». La personnalité mystérieuse qui dort, enchaînée dans ce grumeau de pulpe cérébrale, en va sortir, libre désormais, comme ces génies des contes arabes qui, longtemps enfermés dans un vase scellé, s'en échappent tout à coup.
Ce que sera cette âme que nous allons non pas créer, mais remettre en possession de son existence, ni vous ni moi n'en savons rien. Mais elle habitera le corps d'une belle fille, et j'espère pour un brave garçon que je connais qu'elle sera bonne.
À la porte de l'hôpital le docteur trouva Furet qui l'attendait, impatient, presque furieux, car on n'avait pas voulu le laisser rentrer.
— Monte avec moi dans la voiture, mon garçon, lui dit-il. Nous venons de raccommoder un brin ta fille aînée. Maintenant, nous allons voir l'autre.
— Et comment va-t-elle ? demanda Furet, déjà rassuré.
— Comme un charme. Elle est, pour le moment, un peu abrutie ; mais dans trois semaines d'ici, je te la rendrai remise à neuf, revue, corrigée et… considérablement augmentée, acheva-t-il entre ses dents.
Dans huit jours, je te permettrai de la voir.
— Bon ! dit Furet. Elle me manque, c'te pauvre bête.
Le docteur eut un petit rire malicieux !
— Elle t'obéissait facilement ?
— Oh ! très facilement... comme un petit caniche. Excepté quand c'était question de Miette.
— Ah ! il y avait des exceptions ?... Eh bien, il y en aura d'autres. Et avec les étrangers, comment était-elle ?
— Oh ! elle ne connaissait que Miette et moi.
Et Furet raconta l'histoire de l'orphelinat et les évasions de Julie.
— Bon ! bon ! disait le docteur. Ça pourrait bien tourner. Mais avec ces coquines de femelles, sait-on jamais à quoi s'en tenir ?
En un rien de temps, on arriva rue de Gentilly, à la porte de la maison où la Fricotte avait installé Marie.
À peine la porte ouverte, Miette suspendit au cou de Furet. La pauvre petite était toute pâle et avait les yeux pleins de larmes.
— Elle ne va donc pas bien ? demanda Furet.
— Oh ! si tu savais, mon bon Furet ! Ma pauvre maman, comme elle est malade ? Elle crie, elle pleure… elle veut se lever. Mère Fricotte a dit qu'un moment elle ne pouvait plus la tenir et qu'elle avait peur que maman ne se jetât par la fenêtre. Et elle crie : Gaston ! Gaston ! Qui c'est ça, Gaston, dis ?
— Sais pas, répondit Furet, qui ne voulait pas se compromettre.
Le docteur cependant était entrée avec la mère Fricotte. Au bout d'un instant il ressortit.
— Toujours la glace sur la tête, dit-il. Toujours la même ordonnance. Et si elle dort, laissez-la dormir aussi longtemps qu'elle voudra. Et surtout pas de visites, pas de conversations ; pas de lettres... rien... rien ni personne... personne, absolument que vous et la petite si elle la demande. Et encore... Viens ici, toi.
Miette approcha.
— Écoute-moi bien, mon enfant. Si ta maman demande à te voir, je te permets d'entrer. Mais à condition que tu ne feras pas autre chose que de l'embrasser. Si elle te fait des questions, tu répondras que tu ne sais pas, que tu n'as pas vu. Rien que des baisers et des caresses. Et tu ne lui raconteras rien, si par hasard... quelqu'un venait ou qu'il arrivât quelque chose... Rien, tu m'entends bien !