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LA GOUTTE DE SANG
par
Jules MARY
(1908)
DEUXIÈME PARTIE
La détresse d'une mère
X
(suite)
À la dernière page, deux noms le frappèrent : Louise Vernond, Marie Berthaudun. Il avait oublié le détail de ce changement de noms, bien que Matagrin l'eût prévenu.
Il tressaillit. Était-ce vrai ? Elles étaient donc là, dans ce garni ? Et Renaud s’était trompé, en affirmant qu’il ne reconnaissait pas l'écriture de Modeste ?...
— C’est bien cela, dit-il... Louise et Marie… Mais pour, être bien sûr que je ne commets pas d’erreur, faites-moi donc leur portrait...
Le portrait — sur lequel le bistro s’étendit avec complaisance — répondait exactement à celui de Modeste et de Valentine. Quelque chose, toutefois, éveilla un vague soupçon dans l’esprit de Mirador. On eût juré que l’homme récitait ce qu’il disait comme une leçon apprise. Il dit tout ce qu’il savait avec une volubilité extrême sans s’arrêter... Après quoi, il ajouta, le regard toujours en dessous :
— C’est-il ça qu’il vous faut ?
— Ce sont bien les jeunes filles que je cherche. Elles sont chez elles ?
Une hésitation imperceptible. Un coup d’œil vers le cabinet du fond. Tout à coup la porte de ce cabinet s’ouvrit et deux hommes en sortirent, allèrent s’asseoir à une table près de la porte, rendant ainsi toute fuite impossible.
Du reste, Mirador, paisible et souriant, ne songeait pas à fuir.
Il se mit à examiner les nouveaux venus et fit claquer sa langue, comme lorsqu’on vient de savourer un cru de haut goût. C’était deux bandits aux larges épaules et à la figure bestiale. Mirador soupira. Il ne reconnaissait, en eux, ni le titi au coup de couteau, ni le wattman de la rue de Lisbonne...
Avait-il en face de lui le fameux Coribasse, dit l’Ingénieur ?...
Mirador était doué d’une observation aiguë.
Un coup d’œil sur les deux colosses lui prouva qu’ils ne répondaient, ni l’un ni l’autre, au signalement qu’il connaissait de Coribasse. L’Ingénieur avait une intelligence très vive. Or, ces deux-là, c’étaient des brutes ! Quelle que soit la beauté ou la laideur du visage, l’intelligence s’y lit comme en un livre ouvert. On ne lisait, sur ces visages, que les instincts les plus répugnants.
Une seule réflexion troubla un instant la paisible quiétude de Mirador :
— Quelle est la main inconnue qui arme ces gens contre moi ?
Tout à coup, l’un des deux se leva et vint se planter debout devant la table de l’officier, en croisant les bras dans une attitude de défi.
D’une voix enrouée, rocailleuse :
Qu’est-ce que vous avez à nous reluquer, vous ?
Mirador appuya les coudes sur la table, sourit, envoya une bouffés de cigarette en pleine figure du colosse, et répondit doucement :
— C’est vrai... Je vous regardais tous les deux et vous en valez la peine... Je n'ai jamais vu plus parfaits modèles de bandits...
Il y eut une véritable stupeur.
Les deux colosses et le marchand de vins se consultèrent d’un signe. On eût dit qu’ils avaient mal entendu. Une pareille et aussi audacieuse insolence ! C’était fou ! Ils ne pouvaient en croire leurs oreilles. Puis, les deux hommes eurent un grondement de fauves. Pendant une minute rapide, on put, craindre que tous deux ne s’élançassent... Un bond, et c’en était fait du frêle et téméraire jeune homme.
Le signe échangé sembla les calmer.
L’homme grimaça un sourira et balbutia, de l’écume au coin des lèvres :
— Vous n’êtes pas poli, gringalet... Mais on a pitié de vous !...
Et retroussant d’un geste brusque les manches de sa chemise, il étala, sous le nez de l’officier, deux bras d’hercule, tatoués, aux muscles saillants, énormes. Un coup de poing, asséné par tous les muscles tendus, et c’était la mort foudroyante.
— Tâtez ça, pour voir...
Mirador obéit... Il appuya un doigt léger sur cette barre de fer... puis, enlevant le bouton de sa manchette, retroussa lui aussi sa manche jusqu’à l’épaule, et il étala près du colosse un bras blanc, élégant, un bras de femme...
Les autres se mirent à rire...
La main longue et fine de Mirador s’appuya tout à coup sur les doigts de l’hercule, les réunit comme pour une caresse... serra lentement...
L’hercule riait toujours...
La main serra, serra davantage... On vit les doigts énormes se pétrir et s’amincir dans une étreinte d’étau... l’hercule ne riait plus... Il y avait en lui une surprise immense... puis ses traits se contractèrent... il luttait contre la douleur affreuse...
— Tonnerre ! hurla-t-il.
On entendit craquer les os. Il fit un violent effort pour se dégager. La main resta dans les doigts de l’officier, comme si elle y était clouée. Alors, il ferma le redoutable poing de son bras resté libre et le poing fonça sur le crâne dé Mirador.
Mirador fit un léger mouvement à droite, évita le coup et, avant que le bandit renouvelât son effort, l’autre poignet était emprisonné dans la seconde main si frêle, tordu comme une baguette. Alors, les yeux dans les yeux, tête contre tête. Mirador, toujours assis à sa table, la géant penché sur cette table et saisi comme par une machine de mort, il y eut un spectacle étrange...
Les yeux exorbités dans un effort inouï, les veines de son front près d'éclater, Jean torturait, hachait cet homme... Et l’homme poussait des hurlements...
— Assez ! Assez !
Mirador le lâcha en lui imprimant un mouvement de bascule qui le fit reculer jusqu'au fond du débit de vins, où il resta accroupi, la poitrine sifflante, les yeux fous de rage et de terreur, comme devant quelque chose de surnaturel.
— Le Boucher a trouvé son maître ! murmura le patron.
Soudain, un couteau ouvert paraît dans sa main, et il va s'élancer, lorsque le patron casse un verre sur l’étain du comptoir, avec un bruit retentissant.
C’est encore un signal, sans doute, car le Boucher dompte sa rage, se calme... et regagne la table de son compagnon en murmurant :
— Il a de la poigne, la gosse... Mais faudra voir ! faudra voir !...
Mirador s’est remis. À peine, une légère pâleur prouve-t-elle l’effort qu’il vient de faire. Et il reprend, posément, l’entretien qu’il avait avec le bistro :
— Je vous ai demandé si Louise et Marie étaient chez elles...
— Oui, elles sont dans leur chambre.
— Veuillez-vous informer si elles peuvent me recevoir...
Le patron haussa les épaules et gronda. :
— Pas tant de manières... Vous n’avez qu’à monter et à frapper...
Mirador hésita.
Il flairait un guet-apens.
D’autre part, si Modeste et Valentine étaient vraiment à l’hôtel ? Si on ne lui mentait pas ?... S’en irait-il sans une dernière tentative pour les retrouver ?
Il se leva, monta lentement l’escalier sombre, arriva au premier étage. Bien qu’on fût en plein jour, il fut obligé d’allumer une allumette pour chercher la porte de la chambre des jeunes filles.
C’était au bout d’un couloir étroit, où il trébucha contre deux ou trois marches qu’on ne pouvait voir.
Il frappa, écouta. Personne ne répondit. En même temps, il entendit craquer l'escalier, derrière lui, sous une marche lourde. Le guet-apens se dessinait, il sourit.
D’en bas, le marchand de vins criait :
— Entrez donc... elles doivent dormir... faudrait tirer le canon pour les éveiller...