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LA GOUTTE DE SANG
par
Jules MARY
(1908)
DEUXIÈME PARTIE
La détresse d'une mère
X
[...]
Boutort alla ouvrir.
Ils se trouvèrent en présence de deux personnages d’allure invraisemblable... L’un, blond, maigre à faire peur, eût pu ressembler à l’image qu’on se fait habituellement de la mort — la mort ambulante — le squelette armé de sa faux. Et il était vêtu de haillons sordides, les pieds vaguant à l’aise dans des bottines éculées et ouvertes par où les doigts tentaient de s’affranchir. La tête était coiffée d’un morceau de chapeau. L’air était insolent et cynique. Un mauvais sourire crispait ses lèvres blêmes.
L’autre était mis proprement, habillé d’une redingote noire, d’un pantalon noir et coiffé d’un chapeau haut de forme : c’était le chanteur à la voix vigoureuse. Il avait l’œil faux et méprisant, le visage enluminé, la bouche d’un ivrogne invétéré.
En somme, deux de ces vagabonds redoutables, capables de tous les mauvais coups et qu’on n’aime point à rencontrer, passé minuit, dans les quartiers déserts.
Mirador se reprochait déjà sa condescendance envers l’homme du Midi, lorsque le squelette préluda sur son accordéon, pendant que l’autre attaquait :
Soldats français, chantons Roland,
L’honneur de la chevalerie,
Et répétons, en
combattant,
Ces mots sacrés : Gloire et Patrie…
Après quoi, comme Boutort tout à l’heure, ils furent pris d’un fou rire, renversés dans des fauteuils, les mains comprimant le ventre.
— Chevillat ! Marchenoir !
— Excusez, mon capitaine, dit le squelette, — qui était Chevillat — de nous présenter à vous sous cet uniforme... Nous n’avons, Marchenoir et moi, qu'un costume propre pour nous deux et nous le mettons à tour de rôle... C’est son tour aujourd'hui, ce sera mon tour demain... À moi, demain, le chapeau de soie, et la redingote, et le grimpant. À moi, les bottes... à lui les guenilles...
— Vous êtes méconnaissables, dit Mirador... Je vous en fais mes compliments.
— Et, à partir d'aujourd’hui, on ne s’appelle plus de noms de chrétiens... Ainsi, moi, dit Boutort, je suis devenu Dingue-Dingue...
— Moi, dit Marchenoir, je suis l'Amidon, à cause que j’ai le nez qui trognonne.
— Et moi, on m'appelle Montre-Tout, dit le Squelette, parce que je ne cache rien.
Le valet de chambre de Mirador faillit tomber à la renverse en voyant son maître en pareille compagnie : Poum n’avait connu de sa vie, même parmi ses compatriotes de la brousse, des êtres aussi hideux.
Il apportait une lettre que le concierge venait de monter
— Tiens, dit l'officier surpris, cette lettre revient de la Chalade... et c’est une écriture de femme, que je ne connais pas...
Il décacheta, parcourut, et la tendit à Renaud en murmurant :
— Les pauvres filles !
Puis, aux trois compagnons :
— Voici une lettre qui va simplifier le service que j’attends de vous... En effet, j'avais compté vous employer à retrouver le meurtrier de Richard et à découvrir dans Paris, où elles sont perdues, le refuge de Modeste et de Valentine... Or, cette lettre est de Modeste, Voici ce qu’elle dit simplement, — hélas ! avec tant de douloureuse éloquence : « Nous sommes dans la plus profonde misère et nous avons recours à vous... »
Une ligne en post-scriptum indiquait une adresse : 32, rue des Peupliers...
— J'irai ! fit. Mirador... J'irai dès demain matin... La misère est fertile en mauvais conseils... et il faut, en vérité, que ces enfants...
Il s'arrêta. Renaud examinait la lettre et l’interrompit d’un geste.
— Non, Jean, vous n’irez pas. Ce serait inutile…
— Et pourquoi ?
Parce que cette lettre n’est pas de Modeste…
— De Valentine, alors ?
— Pas plus de l’une que de l’autre... Je connais leur écriture... J’affirme.
Ils restèrent silencieux tous les cinq ; après quoi l’officier se mit à rire.
— Eh bien, j’irai quand même, car voici l'occasion cherchée, attendue... Un piège ! Nous leurs rendrons la monnaie de la pièce... Vous vouliez, camarades, entrer en relations avec les bandits qui, décidément, se déclarent nos adversaires ?... Vous êtes servis...
Ils se concertèrent jusqu’à minuit, À minuit ils se séparèrent.
*
* *
Le lendemain, dans le courant de la matinée. Mirador se faisait déposer en voiture non loin de la porte de Bicêtre, renvoyait sa voiture et se dirigeait à pied vers la rue des Peupliers. Il s’assura qu’il n'était pas suivi, s’arrêta à plusieurs reprises, se mit en embuscade. Non, la solitude était presque complète dans ces parages. De rares passants. Aucune figure suspecte.
Il passa devant la maison, peinte de deux couleurs violentes, rouge et bleu, et qui était isolée entre des terrains vague. Au rez-de-chaussée, un mastroquet avec un comptoir, quatre ou cinq tables vides. Et à la porte d’un corridor se balançait un écriteau jaune indiquant qu’on trouvait là des chambres meublées à prix très réduit.
Maison sinistre qui sentait son coupe-gorge d’une lieue.
Vraiment l'endroit était bien choisi pour un guet-apens.
Il entra, s’assit sur une table, frappa avec sa canne à plusieurs reprises. Mais il eut la sensation qu’on l’avait vu entrer, que sa présence, sans doute inattendue à pareille heure, avait dû surprendre des gens qui se cachaient, et il crut percevoir des voix mystérieuses dans un cabinet au fond du débit de vins.
Enfin, le patron se décida à se montrer, s’avança, essuya la table avec une serviette grasse et noire, et avec un sourire obséquieux demanda :
— Que faut-il servir à monsieur ?
— Rien, mon brave, je ne consomme pas.
— Alors ? fit le patron, dont l’œil eut comme une menace.
— Alors, c’est un renseignement que je désire... Vous êtes le gérant de la maison meublée ?
— Oui...
— Vous avez chez vous deux jeunes filles...
L’homme ne broncha pas.
— Modeste Le Brioude et Valentine Thibaudier...
— Non. Il y a erreur. Voici mon registre, Je n’ai pas ces noms-là...
Il tendit un registre crasseux que Mirador ouvrit.