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LE CAPORAL
par
Lucien VICTOR-MEUNIER
TROISIÈME PARTIE
Les apaches de la Butte-aux-Cailles
II
Les revenants
(suite)
Ainsi Emmanuel était donc enfin de retour dans ce Paris qu'il avait quitté, trois ans auparavant, enchaîné dans une cellule de wagon, en route pour Saint-Martin-de-Ré, et, de là, pour la Guyane.
Que de choses s'étaient passées pendant ces trois années ! Les souvenirs lui revenaient en foule, avec une netteté, une acuité extraordinaire...
D'abord le séjour au dépôt des condamnés, la traversée, l'arrivée à l'Ile Royale ; il revoyait les figures du terrible gardien-chef Rocca-Serra ; de sa fille, la poétique et fatale Térésa ; de Jarsaillon, le forçat épique.
Et c'était d'abord sa rencontre avec Brocheriou, l'Aztèque, un des trois rôdeurs de la nuit du 3 novembre ; puis l'étrange, l'impossible amour que semblait avoir conçu pour lui la fière Térésa ; enfin, l'évasion !
Oh ! cette évasion !... Quelle minute quand ils s'étaient trouvés tous les onze, dans la baleinière qui, sous la poussée vigoureuse des avirons, s'éloignait rapidement du rivage maudit !...
Soubrouillard tenait le gouvernail. Brocheriou, dit l'Aztèque ; Lamiraille, dit la Mésange ; Lespilette, dit le Canotier de Montmartre ; Fumaroli, l'Italien ; Malfuzon ; Visbecq, dit le Lancier ; Gourichon, dit le Bistrot, et Bridelance, avaient pris les avirons. Les deux derniers, Courcoux, dit le Louchon, et lui, Emmanuel Levangard, dit le Caporal, étaient seuls restés inoccupés ; de sorte, qu'il avait pu, se trouvant tout à l'arrière de l'embarcation, regarder, et qu'il avait emporté, au fond des yeux, au fond de l'âme, cette vision inoubliable : Jarsaillon, debout sur les roches, serrant contre lui Térésa inanimée, et, de l'autre main, brandissant le poignard dont la lame reluisait au soleil ; et, à ses pieds, Rocca-Serra, Siméoni, Paquelin, Le Scouarnec, toute la meute des garde-chiourmes, réduite à l'impuissance, attendant, hébétée...
Et ce n'avait été que longtemps après avoir doublé le promontoire qui cachait le chantier des pierres bleues, que les évadés avaient entendu les détonations.
Aucun d'eux, alors, ne douta que Jarsaillon ne fût mort, mort victime de son dévouement, mort pour les autres, pour eux.
Ils n'avaient rien dit ; mais tous les fronts s'étaient baissés, et Emmanuel avait pu lire sur les visages contractés la même émotion profonde, religieuse presque, dont son cœur débordait.
Il avait senti des larmes ruisseler le long de ses joues... Adieu ! Jarsaillon... adieu pour jamais !...
Favorisée par le beau temps, par le calme de la mer, l'évasion avait d'abord bien commencé ; mais pendant la nuit, les forçats n'avaient pas eu la chance sur laquelle ils comptaient de rencontrer un navire qui les eût recueillis ; la mer était restée déserte, et le soleil, levant la montra de nouveau déserte à perte de vue.
Or ils n'avaient pu emporter de provisions d'aucune sorte : la faim, surtout la soif commençaient à les torturer ; faire route vers le large, c'était la-mort ; il fallait, de toute nécessité, atterrir et tâcher de gagner par les bois la Guyane hollandaise.
Non sans avoir plus d'une fois, au mi lieu des récifs, risqué le naufrage, ils réussirent à s'échouer sur une plage nue ; ils y arrivèrent trempés de la tête aux pieds, exténués. Où étaient-ils ? Ils n'avaient pas de boussole, et ne possédaient aucun moyen de se rendre compte du chemin parcouru par leur canot.
Si leur bonne chance les avait jetés sur la côte au delà de l'embouchure du Maroni, c'est-à-dire en terre hollandaise, ils ne couraient plus que le risque de mourir de faim dans les grands bois ou d'être dévorés par les bêtes fauves. Tandis que s'ils avaient pris terre du côté français du Maroni, les difficultés se compliquaient étrangement.
En effet, tout à l'embouchure du Maroni se trouve le pénitencier des Hattes, et vingt milles plus bas est Saint-Laurent. Il fallait aux fugitifs ou bien tenter le passage du fleuve, fort large entre les Hattes et Saint-Laurent, ou bien remonter en amont de ce dernier point.
C'est à ce dernier parti qu'ils s'étaient arrêtés quand ils avaient reconnu que leur mauvaise étoile les avait fait échouer du mauvais, côté du Maroni.
Mais comment avaient-ils pu triompher des mille obstacles dont leur marche errante avait été contrariée ? Comment, surtout, avaient-ils pu passer à proximité des pénitenciers sans être vus ? Emmanuel en était encore à se le demander.
Ils avaient marché, marché… D'abord, sur la plage, ils s'étaient un peu rassasiés en dévorant, crues, de petites tortues qu'ils avaient découvertes ; ils avaient aussi trouvé l'eau, douce d'un ruisseau.
Puis ils avaient marché, marché encore... marché pendant des jours, pendant des, nuits. Combien de temps ? Il ne savait plus, Tout se brouillait sous son crâne.
Ils allaient à peu près au hasard, se guidant sur les étoiles. Soubrouillard était le chef, c'était lui qui les dirigeait. Deux fois, ils avaient été sur le point de donner en plein sur des établissements français, d'être repris. Ils avaient pu s'éloigner sans être vus. Une nuit, un orage les avait assaillis, un de ces effroyables orages comme il en éclate seulement sous les tropiques ; le ciel était en feu ; la foudre abattait au tour d'eux, à coups répétés, les arbres géants ; de véritables trombes d'eau menaçaient de les emporter. Quand ils s'étaient comptés, après cette nuit d'agonie, ils avaient reconnu que deux manquaient : Lespilette et Courcoux.
Qu'étaient-ils devenus ? Il était impossible de se mettre à leur recherche.
On ne les avait jamais revus.
Et quand, après avoir fait l'immense détour que leur sûreté ordonnait, ils étaient enfin arrivés sur la rive du Maroni, ils n'étaient plus que huit : Fumaroli étant tombé sur la route et ne s'étant plus relevé.
Il y avait bien trois semaines à ce moment-là qu'ils avaient quitté le bagne ; ils étaient nus à peu près, affamés, à bout de forces, plus semblables encore à des spectres qu'à des sauvages.
Pour traverser le Maroni, ils avaient construit, de quelques troncs d'arbres, un radeau, et taillé, grossièrement, des espèces de pagaies. Un s'était noyé alors, Lamiraille, dit « la Mésange », tombé à l'eau, emporté par le courant, disparu dans le remous d'un tourbillon.
Enfin, ils s'étaient trouvés sept encore sur la rive hollandaise du Maroni. Ils ne couraient plus maintenant le risque d'être repris ; entre eux et les garde-chiourmes, ils avaient mis le fleuve ; mais que de dangers encore, que de fatigues ils avaient surmonter.
Toute cette partie de la Guyane hollandaise est un pays de forêts, coupé de cours d'eau et de marécages. Ils avaient marché, marché... sentant la mort autour d'eux.
De grands oiseaux s'envolaient au-dessus de leurs têtes, avec de terribles bruits d'ailes ; parfois des galops de bêtes qu'à peine ils avaient le temps d'entrevoir, broyaient les branches devant eux et jonchaient le sol d'une pluie de feuilles.
La terre molle, saturée d'eau, cédait par fois sous leurs pas ; et ils avaient toutes les peines du monde à s'arracher à l'enlizement.
La chaleur était écrasante ; sous les arbres régnait une atmosphère de fournaise. À tout instant, ils avaient l'épouvante de voir filer à leurs pieds, ondulant sous les herbes, le corps allongé de quelque serpent. Torturés par la faim, ils n'osaient, le plus souvent, de peur du poison, coûter aux fruits étincelants qui se balançaient à portée de leurs mains décharnées, de leurs bouches avides. Deux d'entre eux, Visbecq et Bridelance, n'ayant pu résister à la tentation de mordre à ces fruits dont la chair s'offrait appétissante, gonflée de sève, s'étaient tordus dans d'épouvantables souffrances, étaient morts là, au milieu de leurs camarades épouvantés. De sorte qu'ils n'avaient plus été que cinq.
Et, dès le lendemain, ils n'avaient plus été que quatre. Ils avaient été attaqués par des mouches cartonnières, ces mouches que l'on appelle, là-bas, « sans-raison », parce qu'elles assaillent, sans motif aucun, bêtes et gens qui passent à proximité de leurs nids. Ils s'étaient enfuis comme ils avaient pu, mais Gourichon, criblé de piqûres, avait eu un accès de folie, s'était éloigné sans qu'on pût le retenir. On ne le revit plus.
Et le surlendemain, comme ils avaient passé la nuit sous un arbre, serrés les uns contre les autres, au réveil ils s'aperçurent que l'un d'eux, Malfuzon, était mort pendant son sommeil. Ils restaient trois : Emmanuel, Brocheriou et Soubrouillard. Ils avaient marché, marché, marché...
Jusqu'à ce qu'ils tombassent d'épuisement, au pied d'un arbre, incapables de faire un pas de plus. Où étaient-ils ? Ils l'ignoraient. Ils avaient marché au hasard. Ils s'étaient perdus. Et c'était là, qu'attendant la mort, ils avaient été trouvés par une famille de sauvages, des Indiens Bonis, à peau rougeâtre, à faces de brutes.
Bien entendu, il avait été impossible d'échanger une parole, mais les sauvages, comprenant les besoins de ceux qu'ils rencontraient ainsi dans le désert, leur avaient donné à boire et à manger. Et rien n'avait été grand — et Emmanuel en avait conservé une impression profonde — comme ces secours apportés à des hommes par d'autres hommes, sans autre raison que l'instinct de solidarité humaine.
Soubrouillard, ce chenapan terrible, dont le cœur semblait de pierre, comme les muscles d'airain, avait sangloté en embrassant la main de la femme Boni qui approchait de ses lèvres tuméfiées une tasse en cuir, remplie de lait.
Quand les fugitifs, furent un peu restaurés, ils se séparèrent des Indiens, repartirent, s'étant tant bien que mal orientés, à peu près sûrs, maintenant, d'arriver à des lieux habités.
Mais les premiers Européens qu'ils rencontrèrent les reçurent fusil au poing, leur crièrent, en hollandais, de passer au large. Ils devaient être effrayants, en effet, et lamentables ; objets de terreur, en même temps que de pitié. On leur jeta à manger, et ils mandèrent sous la menace des fusils braqués.