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LE CAPORAL
par
Lucien VICTOR-MEUNIER
TROISIÈME PARTIE
Les apaches de la Butte-aux-Cailles
XII
Mort aux vaches !...
(suite)
Staff se pencha vers Christine :
— C'est toi qui l'as fait évader, dit-il... Ne-nie pas, j'en suis sûr... Toi seule avais la clef... Toi seule descendais dans le caveau... Tu t'es laissé séduire... On t'a promis de l'or si tu me trahissais...-C'est toi qui as procuré à la prisonnière la lime à l'aide de laquelle elle s'est débarrassée de sa chaîne... C'est toi qui lui as ouvert la porte... Réponds !... Mais réponds donc !... Ose donc me regarder en face, gueuse...
Il était effroyable, tant la rage convulsait et verdissait ses traits. Et le silence de la Toupie, le gémissement étouffé qui s'exhala de sa poitrine furent un aveu.
— Nom d'un tonnerre ! hurla Guibolaque en frappant de son poing énorme sur la table.
— Eh bien ! nous voilà propres ! fit Brocheriou... Moi, vous savez, je .me trotte.
— Pas encore ! dit Staff... Avant de songer à notre sécurité, il faut punir...
— Attends ! s'écria Guibolaque, dont le cerveau venait d'être éclairé par une idée subite.
— Quoi ?
— Est-ce qu'il n'y aurait pas un rapport entre cette évasion et la disparition du Caporal ?...
— Au fait, dit Staff en regardant autour de lui... Où donc est celui-là ?
— Il n'a pas paru ici de la soirée.
— Réponds ! reprit Staff en serrant à le briser le poignet de Christine... Tu es certainement de connivence avec cet homme... Vous êtes deux traitres... Où est-il ?...
— Grâce ! gémit Christine... Michel !... O tu me fais mal !...
— Où est-il ?
— Je ne sais pas !...
— Tu mens !... Jure que tu ne le connais pas... ose le jurer !...
Christine, pliant sous l'étreinte de fer, jeta une plainte si désespérée que le cœur de Miss Pochetée s'émut :
— Allons ! cria-t-elle, vous lui faites du mal, à cette pauvre gosse !...
— Mêle-toi de tes affaires, répondit Staff, brutalement.,. Et toi, la Toupie, réponds !... Ah ! je te forcerai bien à parler... Quand je devrais t'écraser la tête sous mes pieds... Tu connais cet homme ?...
— Oui, râla Christine.
— Qui est-ce ?... Parleras-tu ?...
— Oh ! Michel... lâche-moi !... Par pitié !... Je souffre !...
— Je te-lâcherai quand tu auras dit toute la vérité... Qui est cet homme ?
— C'est mon frère.
— Ton frère ? Comment s'appelle-t-il ?
— Emmanuel... Emmanuel Levangard...
— Emmanuel Levangard ! rugit. Staff.
Et, se tournant vers Guibolaque et Brocheriou :
— Vous ne comprenez pas, vous autres ? Vous ne vous souvenez pas ?... J'ai meilleure mémoire !... Cet Emmanuel Levangard, c'est le soldat qui a été condamné il y a trois ans pour avoir assassiné je ne sais plus quel richard à Vitry... Et c'est lui qui, cette même nuit, est venu nous déranger pendant que nous attaquions sur la route de Vitry à Paris, la voiture de la dame aux diamants.
— Vrai !... vociféra Guibolaque.
— Pardieu ! et c'est lui qui avec sa baïonnette m'a troué le cuir... Ah ! j'ai des raisons de ne pas l'avoir oublié...
— Eh bien ! vrai ! dit Brocheriou consterné... si j'avais su !...
— Oui, dit Staff, tu ne l'aurais pas amené ici, n'est-ce pas ?... C'était l'ennemi que tu introduisais au milieu de nous, imbécile !... Et, à présent, vous comprenez.... Il est allé nous dénoncer... .C'est lui qui, de complicité avec cette misérable, a fait évader notre prisonnière...
— Mais alors... alors, fit Guibolaque,; éperdu et haletant, il n'y a qu'à filer !..,.
— Attends ! dit Staff d'une yoix rauque.
Il avait lâché Christine. Elle gisait à ses' pieds, inerte. Il sortit un revolver de sa; poche et l'arma.
Le petit bruit clair du chien tira Christine de son anéantissement ; elle vit, elle comprit. Elle saisit éperdument les genoux de Staff en criant :
— Grâce !... Michel ! ne me tue pas !...
— Tu ne veux pas la tuer ?. dit Brocheriou, blêmissant.
— Si !... répondit Staff... Elle va mourir, mourir du châtiment des traîtres... Tais-toi !...
Christine se cramponnait à lui, follement.
— Michel ! je t'en supplie !... .Songe que tu m'as aimée !...Tu ne peux pas vouloir me tuer !... Grâce !... Pardon !... Je serai ton esclave... Tu marcheras sur moi si te veux...
— Tu as trahi ! répondit Staff... Tais-toi…
Entre ses lèvres serrées, une bave suintait, et ses yeux lançaient des éclairs sanglants.
Mais tout à coup dés aboiements se firent entendre, déchirant l'air.
— Ecoute ! dit Guibolaque... le chien aboie... Il se.passe quelque chose !...
— Pardieu ! rugit Staff, c'est la policé qui arrive !...
Au même instant, comme pour lui donner raison, l'aboiement se changeait en plainte, déchirante, aiguë ; et de violents coups étaient frappés à la porte du cabaret, tandis qu’une voix forte criait :
— Au nom de la loi !...
— Nous sommes perdus ! hurla Guibolaque.
— Sauve qui peut ! glapit Brocheriou.
Alors Staff éclata d'un rire sinistre. Il avait-empoigné de la main gauche Christine râlante, presque évanouie. Il approcha de l'oreille le canon du revolver, il pressa la détente, La détonation retentit. Le crâne de Christine éclata comme une grenade mure. Le corps tomba comme une loque.
Poussant un cri de stupeur, Guibolaque et Brocheriou reculèrent.
La chambre s'était emplie de fumée. Miss Pochetée se mit à hurler comme une folle :
— À l'assassin !... Au secours !...
En ce moment, la porte du cabaret céda. Des hommes, revolver, et sabre au poing, firent irruption dans la maison. L'un d'eux cria :
—Au nom de la loi !... Rendez-vous !...
— Jamais ! hurla Staff en brandissant son revolver... Hardi ! camarades, vendons chèrement notre peau !... Mort aux vaches !...
Et tirant au jugé, dans le tas des assaillants, il fit feu quatre ou cinq fois, éperdument. Des cris de douleur et des imprécations s'élevèrent.
— Mort aux vaches !... vociférait Guibolaque.
Et Brocheriou, qui avait sorti lui aussi un revolver de dessous sa blouse, répondait :
— Mort aux vaches !...
Et tous trois se ruèrent… Ce qui suivit fut une confusion extraordinaire. Une balle avait atteint, par hasard, la lampe pendue au plafond. Elle était tombée. La nuit s'était faite.
Il y eut quelques minutes de lutte terrible dans l'obscurité que rayaient sinistrement les coups de feu. Mais les Apaches étaient trois contre quinze. Force devait rester à la loi.
Frappé d'une balle au ventre, Brocheriou s'affaissa, vomissant la vie dans un gargouillement rouge. Un instant plus tard, Guibolaque s'écroulait, assommé à coups de pommeau de sabre. Staff résistait encore, essayait de s'ouvrir passage ; on le tenait ; il tomba ; on l'immobilisa sur le sol, l'écrasant.
— De la lumière ! cria la voix tonnante de M. Lacourbassière.
Et quand on eut allumé des bougies, le champ de bataille-apparut.
Chaises et tables gisaient fracassées les pieds en l'air. Une balle avait brisé la glace, qui se trouvait au-dessus de la cheminée.
Cinq agents de police étaient blessés, dont, trois grièvement.
Brocheriou râlait, serait mort tout à l'heure. Guibolaque, lui, n'était qu'étourdi par les coups qu’il avait reçus. Quant à Staff, il n'avait pas une égratignure. On le ligota solidement, il roulait des yeux farouches.
On tira de dessous une table où elle s’était logée Miss Pochetée qui était saine et sauve, mais qui se mit à hurler et à se rouler sur le sol éclaboussé de sang ; elle avait une crise nerveuse.
Et Emmanuel, qui avait assisté à cette horrible lutte, vint s'abattre, sanglant, pleurant toutes les larmes de son corps, à côté du cadavre de Christine...
XIII
Ressuscitée...
Quelques heures après les événements dont on vient de lire le récit, M. Maxime d'Hastecour était en train, dans son luxueux cabinet de toilettes de revêtir l'uniforme classique des mariés.
L'avant-veille, il avait à la mairie du VIIe arrondissement contracté mariage civil avec Mlle Germaine de Champfloran. Ce matin-là, le mariage religieux] devait être célébré en grande pompe à l'église Saint-Thomas-d'Aquin. Roger de Farcheval était auprès de Maxime. Il venait réclamer la récompense promise.
Maxime d'Hastecour, très maître de lui, très froid, très hautain, congédia son valet de chambre et quand celui-ci fut parti, il remit à Roger de Farcheval le carnet de chèques qu'il avait préparé.
Avec une joie indicible, Roger feuilleta ce carnet et s'assura que toutes les feuilles en étaient dûment remplies et signées, et que le total se montait bien au chiffra convenu de un million.
— Tu es content ? lui demanda Maxime, sur les lèvres pâles et minces de qui errait un sinistre sourire.
— Et toi ? riposta Roger.
— Je tiens mes promesses, répliqua Maxime... Tu m'as débarrassé de cette femme, je te paye la somme promise, tout est bien. Nous pouvons être satisfaits l’un de l'autre.
Puis, se penchant vers Roger,, il lui demanda à voix basse, comme si, en cette minute, un soupçon, un doute, avait effleuré son esprit :
— Tu es bien sûr qu'elle soit morte ?
— J'ai vu son cadavre, répondit Roger, du ton dont on se récrie lorsqu'on entend révoquer en doute une chose évidente.
Comme on le voit, il n'hésitait pas à mentir le plus impudemment du monde. Mais il n'en était pas à un mensonge près.
La vérité était que, se tenant bien caché en attendant de pouvoir quitter Paris et la France, — il lui fallait pour cela son million,— il s'était soigneusement gardé de s'aventurer dans les parages de la Butte-aux-Cailles.