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LE CAPORAL
par
Lucien VICTOR-MEUNIER
TROISIÈME PARTIE
Les apaches de la Butte-aux-Cailles
IX
Le bon Juge
Comme bien l'on pense, le malentendu qui s'était produit immédiatement après l'enlèvement d'Adah Koknoyr, rue Coëtlogon, n'avait pas été de longue durée.
Sitôt les premières explications échangées on-avait reconnu que le nègre Christophe et le cocher John n'étaient point des cambrioleurs, et la sincérité de leurs déclarations apparut aisément.
On constata tout de suite deux choses : qu’Adah avait disparu, et que le pavillon de la rue Coëtlogon était vide. Une fois ces faits établis on se trouva dans la nuit.
L'enquête ouverte dès le lendemain et confiée à un juge d'instruction réputé pour sa sagacité, M. Becquart, n'apporta aucune lumière.
Roger de Farcheval avait disparu, comme Adah Kojknoyr elle-même. Personne ne pouvait fournir le plus petit renseignement à la justice. Qu'était allée faire Adah Koknoyr chez ce M. de Farcheval ? Quelles relations existaient entre ces deux personnages ? Nul ne pouvait répondre à ces questions.
Adah, après une longue absence, n'était devenue que depuis peu à Paris. Elle n'y avait aucune amitié connue.
L'affaire, du reste, faisait dans la presse et dans le public un bruit-considérable. On s'indignait d'abord qu'un rapt aussi audacieux pût être perpétré en plein Paris, à dix heures du soir.
Et puis Je nom d'Adah Koknoyr, que les journaux avaient divulgué, piquait fort la curiosité.
On n'avait pas oublié la belle et étrange fille qui, trois ans auparavant, avait fait, par ses chants et par ses danses, courir la foule au Casino international… Puis un journaliste s'avisa de rappeler le drame de Vitry-sur-Seine, vieux de trois ans, et auquel personne, assurément, ne pensait plus.
À cette occasion, les noms d'Adah Koknoyr et de Roger de Farcheval avaient été prononcés conjointement, avec celui de Maxime d'Hastecour, le propre neveu de la victime du drame, le baron Marpault. Est-ce qu'il n'avait, pas été question, alors, de rapports plutôt intimes existant, d'une part, entre cette danseuse nommée Adah Koknoyr et ledit Maxime d'Hastecour, d'autre part entre la même Adah Koknoyr et le baron Marpault en personne ?
Là-dessus, un reporter s'avisa de vouloir interviewer M. d'Hastecour ; il fut, d'ailleurs, éconduit assez rudement; et un journal mondain, très renseigné sur tout ce qui se passait dans la haute société parisienne, se courrouça fort du manque de tact, qu'il y avait à aller relancer M. d'Hastecour à ce sujet, précisément au moment où il allait, par son mariage avec Mlle de Champfloran, s'allier, quelques jours plus tard, à l'une des plus anciennes et des plus honorées familles de la noblesse française.
Somme toute, l'enquête n'avançait pas, piétinait.
Un homme en suivait la marche hésitante et incertaine avec une attention passionnée. C'était M. Lacourbassière. Pour avoir donné sa démission de juge d'instruction, il ne s'était point désintéressé des choses de la justice. En amateur, et non sans une certaine mélancolie, il aimait à se documenter sur les affaires en cours.
Dès que le nom d'Adah Koknoyr fut prononcé, son attention se trouva éveillée. Et il n'eut pas-besoin, lui, qu'on lui rappelât l'existence de M. Maxime d'Hastecour. En un instant, avec une précision extraordinaire, tous les détails, toutes les circonstances de la dernière affaire qu'il avait instruite — et qui, malgré -la condamnation intervenue, était restée pour lui si anxieusement obscure — se présentèrent à son esprit.
Adah Koknoyr !... Il la revoyait... grande et svelte, si énigmatiquement belle, si troublante, toujours vêtue de noir.
Et l'autre aussi, — M. Maxime d'Hastecour, — M. Lacourbassière le revoyait ; élégant, distingué, avec son sourire faux et sa voix doucereuse qui causaient à ceux qui le regardaient et l'écoutaient un indéfinissable malaise.
Pourquoi M. Lacourbassière avait-il donné sa démission de juge ? Parce que la conviction était entrée en lui, impérieuse, indéracinable, que cet homme et cette femme étaient les coupables ; que c'étaient eux qui avaient assassiné le baron Marpault ; et qu'ainsi l'autre, le soldat, Emmanuel Levangard, sur qui se réunissaient pour l'accabler toutes les charges, toutes les apparences, était innocent, et parce que cette -conviction, il n'avait pu, lui, l'appuyer d'aucune preuve.
Oh ! cet alibi évident, irréfutable, mathématique, que Maxime d'Hastecour et Adah Koknoyr avaient établi avec une tranquillité dédaigneuse, hautaine !... Quelle force il avait fallu à M. Lacourbassière pour ne pas leur crier au visage : Voua en ayez menti !... Tant il était sûr qu'ils mentaient...
Et voilà qu'elle reparaissait soudain, cette affaire de Vitry, oubliée, enterrée, crue morte ! M. Lacourbassière en frémit dans l'âme.
Pas un instant, par une sorte d'intuition, — il ne douta qu'il n'y eut un rapport direct entre la vieille affaire et cette disparition étrange, inexplicable d'Adah Koknoyr. Et ce qui, tout de suite, mit sa pensée sur la bonne voie, ce fut le fait que le pavillon de la rue Coëtlogon où le rapt s'était accompli, était habité par M. Roger de Farcheval, -disparu lui aussi.
Roger de Farcheval avait figuré dans l'affaire de Vitry comme un comparse qui se tient dans l'ombre, mais dont le rôle est peut-être plus important qu'il ne veut le dire.
Bien des fois, M. Lacourbassière s'était dit que ce M. de Farcheval savait sans doute beaucoup de choses, que, s'il voulait parler... Qu'il fût l'auteur de l'enlèvement d'Adah Koknoyr cela ne faisait pas l'ombre d'un doute pour M. Lacourbassière.
L'intense agitation à laquelle son mari était visiblement, en proie inquiétait fort la digne femme de l'ex-juge, Mme Claire Lacourbassière.
Mais en vain l'exhortait-elle à ne pas se rendre malade :
— Je suis sûr, lui disait-il, que la vérité est là.
Et il n'était pas loin de rencontrer l'hypothèse juste : Maxime d'Hastecour voulant se débarrasser de son ancienne complice, la supprimant, sans doute, pour mettre un terme à ses exigences sans cesse croissantes, devenues intolérables.
— Mais songe donc, Claire ! disait M. Lacourbassière à sa femme qui lui montrait un visage inquiet et suppliant, songe donc au malheureux qui se meurt là-bas !...
Or, M. Lacourbassière achevait de diner, en tête à tête avec sa femme, dans le très modeste appartement que, depuis qu'il avait démissionné, il habitait rue Condorcet.
Le timbre de la porte d'entrée retentit et, un instant plus tard, Mariette, la petite bonne, se montra, disant :
— Monsieur, il y a. là quelqu'un qui demande à parler à monsieur.
— Que veut-il ? interrogea M. Lacourbassière d'un ton bourru. Il m'est impossible de recevoir à cette heure... Dites qu'on m'écrive ou qu'on revienne...
— Bien, monsieur.
Mais la servante reparut au bout de quelques minutes ; le visiteur, dit-elle, refusait de s'en aller, insistait pour parler à monsieur ; il s'agissait, à ce qu'il affirmait, de choses extrêmement graves et urgentes.
Mme Lacourbassière intervint, demanda quel était ce monsieur. La petite bonne fit une moue expressive ; elle expliqua qu'il était fort mal vêtu, petit, maigre, qu'il semblait fort misérable.
— Dites-lui qu'il donne son nom, déclara Mme Lacourbassière ; monsieur ne le recevra pas sans cela.
Mariette fit un nouveau voyage dans l'antichambre ; cette fois, son absence dura un peu plus longtemps ; en effet, le visiteur étant tout à fait dépourvu de cartes de visite, il avait fallu qu'elle lui prêtât le crayon dont elle se servait pour écrire ses comptes de cuisine et une feuille détachée de son calepin. Ensuite, elle revint dans la salle à manger.
M. Lacourbassière prit la feuille et assujettit son lorgnon. Et sa femme le vit devenir très pâle. Ses mains tremblèrent.
— Qu'as-tu demanda-t-elle, inquiète.
—; Tiens ! regarde, dit M. Lacourbassière, d'une voix sourde, en lui passant le morceau de papier.
Et, comme il venait de le lire, elle lut ce nom :
« Emmanuel Levangard » !
À son tour, elle tressaillit. Les deux époux s'entre-regardèrent ; leurs yeux disaient :
— Qu'est-ce que cela signifie ?...
Car, pas plus que son mari, Mme Lacourbassière n'avait oublié le nom du malheureux condamné pour : le crime de Vitry-sur-Seine.
M. Lacourbassière eut un geste brusque; il se tourna vers la petite bonne qui-attendait :
— Faites- entrer, dit-il.
D'un mouvement instinctif, Mme Claire se rapprocha de lui, lui saisit la main et, tous deux, lui assis ; elle debout, demeurèrent immobiles, les yeux fixés sur le trou béant de la porte restée ouverte.
Le visiteur parut. Il avait le chapeau à la main ; ses pieds las raclaient le parquet ; toute sa personne révélait une misère profonde, une détresse absolue ; il s'efforçait de lever la tête et, sur son visage osseux, livide, pouvait se voir la trace des souffrances subies.
M. Lacourbassière se souleva à demi, le cœur, étreint par une émotion indicible. Il ne reconnaissait pas l'homme qui était devant lui... Et pourtant...
Son incertitude ne fut pas de longue durée. La voix d'Emmanuel s'éleva, lente et gutturale.
—Vous ne me reconnaissez pas, monsieur le juge ?
M. Lacourbassière se leva, frémissant.
— Laissez-nous, dit-il à la petite bonne, stupéfaite.
Et, ayant refermé derrière elle la porte, il revint vers Emmanuel, le prit par le bras, l'amena sous le rond de lumière tracé par la suspension accrochée au-dessus de la table.
—- Vous ! c'est vous ! s'écria-t-il.