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LE CAPORAL
par
Lucien VICTOR-MEUNIER
TROISIÈME PARTIE
Les apaches de la Butte-aux-Cailles
VII
La séquestrée
(suite)
Quand Adah vit Emmanuel, elle dressa, hurla frénétiquement.
— Ah ! on vient donc m'assassiner, enfin !...
—Madame ! balbutiait Emmanuel frappé d'horreur. Elle continua avec emportement.
— Quoi ? Que me voulez-vous ?... Mais misérables que vous êtes, tuez-moi donc ! ce sera moins lâche que de me garder ici !...
Et elle répétait, écrasant les mots entre ses mâchoires atrocement convulsées :
— Lâches !... lâches !... lâches !...
— Madame ! s'écria Emmanuel bouleversé jusqu'au fond de l'âme... Au nom du ciel ! je ne veux pas vous assassiner, au contraire !... Je viens pour vous sauver !
L'exaltation farouche à laquelle Adah était en proie tomba.
— Me sauver, vous ? bégaya-t-elle.
—Oui.
— Vous n'êtes pas le complice des scélérats qui m'ont enlevée, qui m'ont enfermée ici ?
— Non ! je vous le jure !...
— Vous n'êtes pas à la solde de M. Maxime d'Hastecour ?...
— Monsieur Maxime d'Hastecour !... Pourquoi me parlez-vous de M. Maxime d'Hastecour ?...
Car ce nom, Emmanuel le connaissait bien... Maxime d'Hastecourt ainsi s'appelait le neveu, l'héritier du baron Marpault assassiné pendant la nuit fatale du 3 novembre.
Comment se faisait-il que cette, femme lui parlât, de Maxime d'Hastecour ? Il demeurait stupide à force, de stupéfaction.
Adah continua d'une voix brève' et haletante :
— C'est M. d'Hastecour qui m'a fait enlever... De complicité avec-ce misérable Roger de Farcheval... et d'autres bandits sans doute... Cela je le sais, j'en suis sûre !
— Je n'en sais rien, balbutia Emmanuel...
— Vous n'en savez rien !... Mais si vous n'êtes pas leur complice, comment vous trouvez vous ici ?
— J'y suis par hasard, je vous le jure, répondit Emmanuel qui tremblait affreusement. J'ai appris de cette enfant... qui est, elle, c'est vrai, la complice... mais la complice inconsciente des misérables dont vous parlez, j'ai appris l'attentat commis sur votre personne... Et ce n'est point là, curiosité qui m'a conduit vers vous, oh ! croyez-le, c'est l'ardent désir où je suis de vous porter assistance si la chose est en mon pouvoir.
Emmanuel parlait avec un tel accent de sincérité qu'Adah se sentit remuée.
— Dites-vous vrai ? demanda-t-elle... J'ai essayé de faire parler cette enfant, comme vous dites — elle montrait Christine— elle ne m’a pas répondu.
— Elle est la victime des bandits qui la terrorisent... Elle est irresponsable.
— Mais vous ?
— Quoi ?
— Qu'avez-vous de commun avec ces bandits ?
— -Rien, je vous l'atteste… Je me trouve en leur société par suite d'un concours de circonstances extraordinaires dont le récit serait trop long... Mais la preuve que je ne suis pas leur complice, c'est qu'ils ne m'ont pas mis dans la confidence de leur crime. Ils ne savent pas qui je suis...
— Qui êtes-vous ?
—. Un homme qui a souffert, souffert cruellement, souffert injustement, parce qu'il, est innocent, et qui est revenu du pays des morts pour demander non vengeance, mais justice.
Adah regarda celui qui lui parlait ainsi et dont l'accent la surprenait de plus en plus ; mais la lanterne que Christine n'avait pas cessé de tenir ne répandait qu'une faible lueur et le visage d'Emmanuel se trouvait dans l'ombre.
— Et moi, demanda-t-elle, savez-vous qui je suis ?
— Non.
— Que vous ne connaissiez pas mon nom, je le conçois... Mais ignorez-vous vraiment pour quelle cause j'ai été enlevée et je suis séquestrée ici ?
— Je l'ignore, je vous le jure... Il y a une heure, je ne me doutais pas de votre existence... Ma sœur m'a dit : — Il y a là une femme qui est enfermée sous terre... J'ai dit : — Conduis-moi auprès d'elle.
— Pourquoi avez-vous fait cela ? demanda la jeune femme.
— Parce que j'ai deviné... oh ! ce n'était pas bien difficile, vraiment !... que -vous êtes la victime d'un attentat... Et parce que je crois que-toutes les créatures humaines se doivent mutuellement assistance.
— Mais vous êtes-vous rendu compte du danger qu'il y avait pour vous à pénétrer le secret de ma présence ici ? Ces bandits sont capables de tout... Je m'étonne qu'ils ne m'aient pas assassinée... Peut-être ont-ils pensé qu'ils obtiendraient plus d'argent de celui qui les paie en me laissant vivre, comme on garde une menace suspendue… Mais ma vie est entre leurs mains... Et ne seriez-vous pas en péril s'ils savaient que vous êtes descendu ici ?
— J'ai pris l'habitude du péril, répondit froidement Emmanuel, et je sais l'affronter quand il le faut… D'ailleurs les gens dont vous parlez et qui sont vos ennemis, sont aussi les miens...
— Que voulez-vous dire ?
— Je vous parlais tout à l'heure du pays des morts, d'où je suis revenu pour faire justice... Savez-vous ce que c'est que le pays des morts ?... C'est le bagne.
— Vous venez du bagne ? s'écria Adah.
— Oui, répondit Emmanuel... J'ai été, il y a trois ans, condamné à mort pour un crime que je n'ai pas commis... On m'a fait grâce de la vie, on m'a envoyé à la Guyane... Je pensais y mourir et j'attendais la mort... Car qu'est-ce que la vite sans la réhabilitation sans l'honneur, sans la justice ?... Je me suis repris à vivre lorsque le hasard m'a fait rencontrer, là-bas, un des trois hommes que l'on a vainement cherchés lors de ma condamnation, et dont l'arrestation aurait pu empêcher l'épouvantable erreur dont j'étais victime...
Je me suis évadé du bagne avec cet homme... Ensemble nous avons vécu pendant deux ans, en fugitifs ; ensemble, l'autre jour, la semaine dernière, nous sommes rentrés à Paris... Vous ne me comprenez pas bien, n'est-ce pas ?... Il faudrait que je pusse vous expliquer les choses... À quoi bon ?... Nous n'avons pas le temps… Cet homme, j'en suis sûr, est un de ceux qui vous ont enlevée... Et ses complices dans votre rapt, dans votre séquestration étaient également ses complices dans cette terrible nuit... Je veux... et j'attends depuis des jours le moment propice pour le faire... les dénoncer afin que, tombés entre les mains de la justice, ils disent alors toute la vérité, qui sera mon éclatante justification.
Emmanuel avait parlé avec une sombre énergie. Adah l'écoutait haletante ; elle s'était soulevée sur son grabat, autant que le lui permettait la chaîne qui serrait sa taille ; arc-boutée sur ses deux mains, elle tendait ardemment son regard vers Emmanuel.
— Vous dites ?... balbutia-t-elle... On vous a condamné ?... Vous êtes innocent ?...
— Oui, répondit Emmanuel ; je le jure !... Je suis innocent !...
— Oh ! murmura Adah !... j'ai déjà entendu cette voix.
Et en proie à une agitation, extraordinaire, d'une voix entrecoupée :
— Approchez-vous... Plus près !... que je vous voie...
—Nous ne nous connaissons pas, dit Emmanuel en secouant la tête.
Mais Adah répéta avec plus de force :
— Si !... si !.... Approchez-vous... Par pitié !... Cette lanterne... Par pitié !... Il faut que je vous voie !...
Silencieusement Emmanuel fit ce qu'elle demandait.
Il prit la lanterne des mains de Christine et s'approcha, se pencha au-dessus du grabat.
La lumière de la lanterne éclairait en plein son visage.
Alors Adah, les poings aux tempes, affolée, eut un grand cri qui résonna lugubrement sous la voûte du caveau :
—Justice de Dieu !... Lui !... C'est lui !...
VIII
La fille de Jarsaillon
Emmanuel, béant de stupéfaction, voulut, instinctivement, se rejeter en arrière ; il ne le put ; la main d'Adah le serrait au poignet, et cette main était si brûlante qu'il eut la sensation d'être étreint par un étau de fer rouge.
Il balbutia, éperdu :
— Quoi ?... Que voulez-vous dire ?... Je ne vous comprends pas.
— Tu ne me reconnais pas, toi ? dit Adah d'une voix creuse.
Il fit, tout hébété, signe que non.
Elle reprit :
— Tu t'appelles Emmanuel Levangard, tu étais soldat ; tu as été condamné à mort il y a trois ans, pour avoir assassiné le baron Marpault.
Alors la protestation obstinée, désespérée, qui était devenue l'âme même d'Emmanuel remonta tumultueusement aux lèvres du misérable. Encore une fois il cria :
— Ce n'est pas moi qui l'ai assassiné !... Je suis innocent§...
—Je le sais, dit Adah... J'ai déjà entendu ces mots prononcés par toi... et c'est en les entendant de nouveau tout à l'heure que je t'ai reconnu.
Elle le serra plus fort au poignet ; Ie força à se pencher encore vers elle :
— Regarde-moi !... Souviens-toi !... Nous nous sommes déjà trouvés face à fàce… Oui… dans le cabinet du juge d'instruction, M. Lacourbassière... Il t'a demandé si tu te rappelais m'avoir déjà vue... Tu as dit non... Insensé... aveugle !... Et devant la cour d'assises, nous nous sommes revus encore... Malheureux !... Si ! tu m'avais déjà rencontrée ; si ! tu me connaissais !... et je te reconnaissais bien, moi, comme je viens de te reconnaître encore, bien que la destinée ait cruellement creusé de ses griffes ta face de martyr...
Il ne répondait pas, il était haletant.
— Rappelle-toi, reprit-elle... La femme qui était avec M. Maxime d'Hastecour, le neveu du baron Marpault... Cette chanteuse, cette fille... Adah Koknoyr...
— Adah Koknoyr ! cria-t-il, c'est vous !...