UNE ÉVOCATION DU 13e ARRONDISSEMENT DE 1860 AUX ANNÉES 30

Le feuilleton

Episode # 21

I

Sur les bords de le Marne
(suite)

Cette personne n’était autre que Marcel Percieux, et ceux qui l’avaient connu jadis auraient pu, sans trop de peine, le reconnaître, bien qu’il fût encore plus changé au moral qu’au physique.

Ses cheveux avaient légèrement grisonné, et quelques fils blancs commençaient à rayer sa moustache.

Extérieurement mieux conservé, le visage n’avait pas moins vieilli.

Il était d’un sérieux, d’une gravité qui n’étaient pas sans distinction, mais qui donnaient à la physionomie une expression de rigidité déplaisante, encore accrue par la froideur du regard et le pli sarcastique de la lèvre.

Cette expression était le reflet fidèle du changement moral qui s’était produit en lui.

Le souvenir de son premier crime et de ceux à peine moins odieux qu’il avait ensuite commis pour en effacer la trace et reconquérir sa liberté, n’étaient pour rien dans cette modification profonde de son être.

Il n'était pas, nous l’avons dit, de ceux que le remord obsède et que de vaines hallucinations tourmentent.

Il y avait beau temps qu’il ne songeait plus â son cousin, ni à sa femme et à son fils, si ce n’est peut-être en ces heures de spleen physique que donne la solitude ou l’abus des plaisirs.

Mais il savait comment il faut s’y prendre, en pareil cas, pour échapper à l’angoisse plus nerveuse que morale qui étreint la poitrine.

Ces souvenirs, d’ailleurs, lui paraissaient si lointains, lorsqu’ils se réveillaient en son âme, qu’ils y revenaient à demi affaiblis déjà, et qu’il aurait eu besoin d’un véritable effort d’imagination pour se représenter dans toute leur vivacité les scènes dont les angoisses et les transes l’avaient jadis si rudement secoué.

Mais l’expérience qu’il avait faite du monde et de la vie l’avait singulièrement transformé.

En lui donnant une vue plus juste des hommes et des choses, elle ne l’avait pas rendu meilleur ; elle l’avait au contraire profondément gangrené.

Il s’était repenti, non de ses vices et de ses défauts, mais de ses fautes, et tout en se gardant de retomber dans les secondes, il avait conservé les premiers, en les dominant toutefois, au lieu de se laisser énerver par leurs excès.

Son égoïsme, naguère inconscient, était devenu calculé.

Il s’était dit que quiconque a le moindre souci des autres et ne travaille pas uniquement pour lui-même est une dupe qui n’entend rien à la vie. Il avait dès lors tout rapporté à sa personne et tout raisonné, jusqu’à ses folies, car il n’avait pas cessé d’en commettre, estimant que pour un homme du monde, s’il sait y mettre du goût et de la mesure, elles sont, non pas une tache, mais une parure.

Aussi n’avait-t-il jamais permis qu’elles empiétassent sur sa santé, même sur sa fortune, et ternissent la distinction de sa tenue.

Il menait grand train, mais en réglant ses moindres dépenses avec une économie rigide. Il avait un équipage de chasse, un yacht de plaisance aux bains de mer et sur la Seine. Il s’était dit de plus qu'il serait habile, en héritant de Lucien, de succéder aussi â ses goûts artistiques et littéraires, et il avait, non seulement conservé, mais enrichi ses collections, si bien qu’il s’était fait dans le monde lettré comme parmi les sportsmen, une de ces réputations qui poussent un homme et lui créent une situation à part dans le monde.

Toutes ses dépenses, cependant, n’absorbaient pas la moitié de son revenu, qu’il était en train d’accroître considérablement par des spéculations heureuses et, depuis quelques mois, sentant la fatigue du monde lui venir et l’âge le presser, il avait pris la résolution sérieuse de se marier.

Informations prises, il avait jeté son dévolu sur Valentine de Lasséran, qu’il avait rencontrée plusieurs fois dans le monde, et s'était fait présenter chez ses parents par un haut employé du ministère des finances, ancien ami de son père.

Il considérait si bien son mariage avec Berthe comme à tout jamais rompu par les faux actes de décès que Mazamet avait dressés, qu’à peine avait-il songé à cet obstacle, plus que suffisant pour arrêter des consciences plus timorées, et n’avait pas éprouvé le moindre scrupule.

Pour qu’il en ressentit, il aurait fallu que des craintes vinssent les éveiller, et il n'en éprouvait aucune.

Depuis deux ans et demi, il n’avait pas une seule fois entendu parler de sa femme et de son fils, non plus que de Raulhac et de Mazamet.

Il se regardait comme délivré d’eux pour toujours, se sentant assez fort pour les écraser, si jamais ils se dressaient sur son chemin comme un obstacle ou un danger.

On ne lui avait pas caché qu'un amour presque avoué liait Valentine â Férussac.

Mais il n’avait pris au sérieux ni cet amour, ni l’artiste qui l’inspirait.

Il croyait Valentine trop femme du monde et trop Parisienne pour hésiter un instant entre un mari dont la grande fortune, jointe au nom de M. de Lasséran, pouvait lui ouvrir les salons aristocratiques les plus fermés, et un peintre qui n’avait que son talent pour vivre.

Il avait d’ailleurs de sa personne et de son esprit une assez haute idée pour croire que Valentine ne perdrait rien au change et serait assez avisée pour s’en apercevoir dès qu’elle le connaîtrait mieux.

Il s’était promis de plus, si la place lui était trop vivement disputée, de se débarrasser de ce rival inconnu par tous les moyens, permis ou non, qu’un homme dans sa situation n’est jamais embarrassé de découvrir, et il travaillait dès lors à l’écarter.

Valentine, près de laquelle, depuis deux ou trois mois, il se montrait très assidu et fort attentif, avait bientôt pressenti son dessein, qu’au reste il n’avait point caché, et elle ne l’encourageait nullement.

Elle ne perdait même aucune occasion de lui faire sentir qu’auprès d’elle, il perdait son temps et sa peine.

Mais Marcel n’avait cure de ces rebuffades et ne s’en déconcertait point.

Il n’était même pas fâché, an fond, d’avoir inspiré ces dispositions agressives à Valentine, sachant que quelquefois elles sont le prélude d’une affection sérieuse, parce qu’elles laissent dans l’âme des traces plus vivaces que ne le fait souvent une première impression favorable, quand elle est superficielle et fugitive

Gâtée par les siens qui l’adoraient et ne savaient lui résister en rien, habituée à voir chacun plier devant elle, Valentine supportait avec une sourde irritation cette cour obstinée et persistante de Marcel que rien ne semblait pouvoir décourager.

Aussi ne laissait-elle échapper aucune occasion de lui faire sentir son mécontentement et mêlait-elle à la conversation, lorsqu'ils étaient en présence, toutes sortes de paroles aigres ou de pointes piquantes, au grand plaisir de la galerie, fort attentive à ce duel, dont il était difficile de prévoir l’issue.

Marcel, à qui, dans une précédente visite, M. de Lasséran avait, par politesse, adressé quelques questions sur des serres qu’il faisait construire derrière son hôtel du boulevard de Port-Royal, en avait pris prétexte pour se faire précéder de deux bouquets, dont l’un, le plus beau sans contredit, était destiné spécialement à Valentine.

Mais la jeune fille n’avait pas paru s’en douter.

Elle n’en avait pas soufflé mot à Marcel tandis qu’elle avait, en sa présence, et avec une bonne grâce dont sa rougeur doublait le charme, remercié Férussac de l’envoi d’un bouquet beaucoup plus modeste, mais formé avec un goût exquis et plein, dans le muet entrelacement de ses fleurs, de louanges délicates et d’aveux passionnés.

Le bouquet du peintre s’étalait à la fenêtre ouverte de sa chambre, dans un magnifique vase de Chine, tandis qu’elle avait laissé l’autre pêle-mêle avec les gerbes de fleurs apportées par les invités, dans une jardinière placée derrière le banc sur lequel elle était assise.

Marcel, tandis qu’il causait avec elle et cherchait son regard, avait alors le désagrément, d’autant plus vivement ressenti qu’il n’échappait à personne, de voir Valentine se détourner à demi pour en arracher les fleurs les plus rares et les jeter, en guise de jouet, au petit chien de sa sœur quand il jappait après sa robe pour quêter du sucre ou une caresse.

On causait alors du Grand prix de la Ville de Paris.

Marcel, qui n’avait pas d’écurie, bien qu’il fût passionné pour ce genre de sport, s’en dédommageait en jouant sur les chevaux des autres. Comme il était bon juge en la question, avait, ce jour-là, gagné quelques centaines de louis, ce qui le consolait à demi des pointes et des impertinences de Valentine.

Il racontait avec animation les péripéties de la course, à la grande joie d’Alexandre de Lasséran et de deux ou trois de ses amis, qui n’étaient point encore initiés aux mystères de l’enceinte du pesage. Valentine, agacée de le voir, par ce flux de paroles, réduire tout le monde au silence, l’arrêta court :

—Vous faisiez courir, monsieur Percieux ? demanda-telle tout à coup avec une nuance d’ironie dans la voix et le regard.

— Non, mademoiselle, repartit Marcel, un peu décontenancé par la question.

— Vraiment ! Alors, veuillez excuser ma question. À la manière dont vous parliez de la course, je vous y croyais personnellement engagé.

— Je n’ai point d’écurie.

— Mais vous pariez, sans doute ?

— Quelquefois.

— Et vous êtes heureux ?

— Assez souvent, dit Marcel avec un sourire. Aujourd’hui même, j’ai gagné quelques centaines de louis.

— Comme Jacques Dagny, notre cocher, à cette différence près, qu’il gagna des francs et non des louis. Il n’en était pas moins heureux, le pauvre homme ! Presque autant que vous, monsieur Percieux.

Et se tournant vers Férussac, sans plus s’inquiéter du récit de Marcel, arrêté net à mi-chemin :

—Est-ce que vous aimez ces courses de chevaux, monsieur Eugène ? lui de manda-t-elle.

— Non, mademoiselle, répondit Férussac en souriant. Je suis, il est vrai, sur ces questions, d’une ignorance absolue.

— Ce doit être pourtant un beau spectacle pour un peintre, dit Marcel avec une certaine hauteur.

— Il est à voir une fois, repartit Valentine. Mais, comme c’est toujours la même chose, cela devient singulièrement monotone à la longue, sans compter qu’on y rencontre un monde singulièrement mêlé.

— Et qu’on y avale une poussière dont je n’ai vu l’égale nulle part, ajouta Alexandre de Lasséran.

— Pas même au Tonkin ? demanda Marcel en souriant.

— Non, pas même là, repartit Alexandre. Mais je suis de votre avis, d’ailleurs, c’est un admirable spectacle, surtout dans le cadre que le bois de Boulogne et les coteaux de la Seine forment à l'hippodrome de Longchamp. Il y a aussi, dans le mouvement endiablé de ces chevaux, de ces jockeys qui se pressent avec fureur les uns contre les autres et passent comme un tourbillon, quelque chose qui vous fouette le sang et vous enthousiasme malgré vous.

Valentine sourit.

 
(A suivre)

Ernest Faligan

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Saviez-vous que... ?

La voie qui prit le nom d'avenue Edison en 1932, devait, initialement relier la place Nationale et la place d'Italie.
Le projet fut brutalement abandonné, ce qui explique l'aspect particulier de l'avenue à proximité de la place d'Italie où quelques dizaines de mètres seulement rester à percer.

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Cinq ponts relient le XIIIème et le XIIème arrondissement, à savoir : pont National, pont de Tolbiac, pont de Bercy, pont Charles de Gaulle, pont d'Austerlitz auxquels on peut ajouter le viaduc de la ligne 5 du métropolitain.

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La rue des Deux-Moulins prit le nom de rue Jenner en 1867 afin de rendre hommage à Edward Jenner (1749-1823) premier médecin à avoir introduit et étudié de façon scientifique le vaccin contre la variole, et qui est considéré comme le « père de l'immunologie ».

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C'est par un, vote intervenu le 19 octobre 1894 que le conseil municipal de Paris décida que la rue Saint-François de Sales perdrait son nom pour prendre celui de Daviel.

L'image du jour

Le Théâtre Saint-Marcel, rue Pascal

Son emplacement exact est dans le 5e arrondissement d'aujourd'hui mais il était connu pour être le théâtre du Faubourg Saint-Marcel. Ouvert en 1838, il fut démoli en 1868 pour laisser la place au boulevard Saint-Marcel et reconstruit en haut de la rue Mouffetard d'alors, appelée à devenir l'avenue des Gobelins, à proximité de la place d'Italie et prit le nom de Théâtre des Gobelins. La photographie est de Charles Marville.