Littérature

 Les monstres de Paris - Paul MAHALIN (1879)

Les monstres de Paris

de
Paul MAHALIN (1879)

I
LE PASSAGE DES RECULETTES

 

Le noctambule par goût ou par nécessité — comme Paris en a tant compté depuis Gérard de Nerval jusqu'à Privat d'Anglemont — qui se serait aventuré, par une nuit boréale de novembre dernier, à l'une des embouchures du passage des Reculettes, y aurait éprouvé l'impression d'un rêve persistant à travers la veille, et s'y serait cru transporté dans ce monde de la chimère et du fantôme, au sein duquel nous introduisent — par une fissure de leur cerveau — les Clément Brentano, les Jean-Paul Richter, les Achim d’Arnim et les Adalbert de Chamisso.

Le passage des Reculettes relie la rue Croulebarbe à la rue du Petit-Gentilly, sur les bords de la Bièvre, à l'ombre de la Butte-aux-Cailles.

C’est un boyau en ligne brisée, bordé de maisons gluantes, pelées, cagneuses, borgnes, louches; aux murailles moisies et lépreuses, suintant le vice, la misère et l'humidité par tous les pores. Quelques-unes de ces masures sont raccordées entre elles par des palissades de planches pourries, derrière lesquelles s'étendent de maigres cultures, des jardinets morts- nés et des cours où les poules picorent sur des tas de détritus et de fumier.  Çà et là se dresse la charpente d'un séchoir de mottes à brûler ou d'un hangar à chiffons.

Le jour, cette ruelle si étroite que le soleil n'y arrive jamais jusqu’au sol, grouille de loques qui pendent aux fenêtres, de chiens errants qui cherchent leur vie dans des montagnes d'immondices, d'enfants hâves qui barbotent dans des mares de fange ou s'ébrouent dans une nappe de poussière, de commères dépenaillées qui jacassent et se disputent, parfois même se crêpent le chignon, — en toute tranquillité, du reste, — et de biffins (chiffonniers) qui cuvent, le nez ou la nuque sur leur cachemire d’osier, la lourde ivresse du casse-poitrine ou du petit-bleu.

Le soir, elle devient effrayante. Chacun de ses redans, de ses coins et de ses détours, semble abriter l'attaque, l'embûche, le guet-apens, prêts à essorer subitement. On soupçonne un couteau ouvert derrière chaque porte fermée. De rares réverbères — accrochés par des fils de fer à la hauteur des premiers étages selon l'ancienne mode, — épandent sous eux d'opaques lueurs, à la faveur desquelles le voyageur attardé ou égaré s'imagine involontairement déchiffrer sur les murs la vieille inscription si fréquente dans les « mauvais endroits » des sierras espagnoles : A qui mataron a hombre - Ici on a tué un homme.

La nuit où commence ce récit, le vent soufflait en foudre, comme disent les marins; il pleuvait de la neige fondue; aucun rayon stellaire ne tombait d'un ciel chargé de frimas, et les ténèbres qui bondaient le passage des Reculettes paraissaient plus noires, plus épaisses, plus insondables et plus formidables.

Cependant ces ténèbres vivaient; la ruelle n'était point déserte. Des formes indécises y remuaient; des silhouettes démesurées, infinies, gigantesques, traversaient les zones de lumière espacées. Des masses vagues rasaient le sol, rampant comme des larves le long des maisons ou sautelant comme des crapauds au milieu dos cloaques. Des faces bestiales grimaçaient, des corps disloqués se tordaient sous les reflets falots des lanternes municipales, qui grésillaient dans l'averse et faisaient miroiter l'eau sale des ruisseaux. Goliaths, gnomes, clowns et sorcières, c'était comme un défilé inouï d'êtres surnaturels qui s'exagéraient ou se dilataient dans la vapeur de l'éloignement. Le songe tournait au cauchemar. Ce coin de Paris prenait les aspects du Broken. Vous auriez juré que tous les hôtes du sabbat allemand s'y étaient donné rendez-vous pour vaquer aux délires de la Walpürgisnacht.

Un brave Germain, nourri d'Hoffmann et de son école, n'eût point hésité à l'affirmer et à sentir sa moelle se figer dans ses os à ce spectacle fantastique.

La vérité nous oblige pourtant, à déclarer que celui-ci n'avait pas l’air d'impressionner outre mesure les deux gardiens de la paix qui stationnaient, à peu près au milieu du passage, dans une sorte de clarté rougeâtre vers laquelle ce fourmillement se dirigeait...

Immobiles sous l'ondée, embossés dans le capuchon de leur capote d'uniforme, le révolver au ceinturon et la poignée du sabre à portée de la main, ainsi qu'il convient dans les quartiers excentriques, ils assistaient avec impassibilité à cette fantasmagorie et regardaient sans étonnement les groupes bizarres s'engouffrer dans une fissure qui trouait l'une des clôtures de planches dont nous avons parlé tout -à l'heure, et qui, de loin, ressemblait au luisant orifice d'un abîme.

Parfois, sur le seuil de cette ouverture, ces groupes se bousculaient, se chamaillaient, se gourmaient, et il en jaillissait des exclamations, des éclats de rire et des jurons.

Alors, du même ton qu'il eût gourmandé la Petite Bourse du boulevard ou invité un rassemblement à se disperser, l'un des deux surveillants de la morale publique prononçait le quos-ego sacramentel :

— Circulez, mesdames et messieurs, circulez !

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À la longue, cependant, la file de ces « messieurs » et de ces « dames » avait fini par disparaître tout entière à l'intérieur de la clôture, et, derrière celle-ci, surgissaient maintenant, assourdis par la distance, des bruits de musique enragée qui faisaient hurler les chiens dans les cours.

Un pas décidé clapota dans la boue, et une voix sonore s'éleva :

— Tiens ! Vigneron et Sallerin !... Bonsoir, la Coterie !... Ça va-t-il ?...

L'un des agents se pencha en avant pour déchiffrer qui lui parlait; puis, après examen :

 — Ah ! c'est vous, Terrasson !... Pas mal, à la fraîche !... Et la vôtre ?... Vous êtes donc de corvée par ici ?...

Terrasson qui avait les poings en foncés jusqu'aux coudes dans les poches de son paletot, un chapeau haut de forme planté sur l'oreille et une grosse canne sous le bras, était un quidam comme un autre, et que néanmoins, personne n'eût pris pour vous ni moi.

— Vous me croirez si vous voulez, reprit-il jovialement; mais là, foi d'inspecteur, j'aurais mieux aimé qu'on m'envoyât à l'Opéra, aux Italiens ou au Skating de la rue Blanche... Quel fichu temps! à ne pas mettre tant seulement un clerc d'huissier dehors !... Le Père Éternel se sera offert un bain froid ce matin, et, pour sûr, il aura oublié de fermer le robinet de sa baignoire…

Le second gardien demanda :

— Est-ce que vous avez quelqu'un à servir dans les environs ?...

— Oui : un cul-de-jatte qui a effarouché une toquante (montre) dans un omnibus.

— Un cul-de-jatte ?...  Dans un omnibus ?... Contez-nous donc ça, Terrasson…

— Oh ! mon Dieu, la chose est bien simple ! Il s'agit d'un nommé Saturnin Riflard, dit « Nib-de-Quilles », — signalé depuis longtemps à l'administration… Il y a trois jours, en revenant de travailler sur la place du Château d’eau,  ce coquin monte dans la voiture de Belleville, Quand je dis monte, vous comprenez, ç'est une façon de m’exprimer. Le conducteur est obligé de le prendre dans ses bras comme un moucheron  au maillot et de le poser sur la banquette… Naturellement en voyant ce trognon humain, les voyageurs sont restés de fond en comble. La main à la poche, sacrebleu !...  On se cotise à qui mieux mieux, et l’on remet le fruit de la collecte à notre estropié, qui remercie les âmes charitables, se fait descendre  — c'est le mot — à l'ancienne barrière et s'évapore sur ses béquilles et sur sa planchette à roulettes. Quelques minutes plus ; tard, une dame, qui était assise à côté de lui, veut regarder l'heure à sa montre. Ah! ouiche!. Disparue ! évanouie ! subtilisée!...  La brave femme-était refaite… Ce qui prouve qu'en omnibus, ce n'est pas le tout de se laisser aller aux élans de la philanthropie, faut encore avoir l'œil ouvert sur les doigts crochus de ses voisins...

— Et alors ?

— Alors la volée a porté plainte, et, pour dénicher le voleur, j'ai vainement fouillé les garnis de la Courtille, du quartier du Pont-de-Flandres et de la Butte-aux-Cailles. Il ne me reste plus qu'à explorer le Beuglant des Phénomènes. Or, comme, entre autres mal bâtis, il y a dans cet Alcazar bon nombre de colimaçons à trois pattes…

— Il est de fait, opina le premier des gardiens, que nous en avons vu abouler une flotte; même qu'il y avait du beau sexe… Seulement, allume, allume, copain !... On n'est pas commode, là-dedans. La semaine passée, on y a manqué de dévorer un municipal...

 

A suivre, un jour peut-être ...


Le 13e en littérature

La gare de la Maison-Blanche

Le drame de Bicêtre

par
Eveling Rambaud et E. Piron

Honoré fit halte avenue d'Italie, devant la station du chemin de fer de Ceinture. Il sauta sur le trottoir en disant :
— Cherche, Bob, cherche !

(1894)

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Butte-aux-Cailles

Le Trésor caché

par
Charles Derennes

Depuis toujours on habitait, mon père et moi, sur la Butte-aux-Cailles ; encore aujourd'hui, ce quartier-là n'est guère pareil à tous les autres. Mais si vous l'aviez vu du temps que je vous parle ! Des cahutes s'accrochaient à la butte comme des boutons au nez d'un galeux ; ça grouillait de gosses et de chiens, de poux et de puces...

(1907)

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Ruelle des Reculettes

La petite Miette

par
Eugène Bonhoure

— Où demeure le pharmacien? demanda Furet.
— Au coin de la rue Corvisart et de la rue Croulebarbe.
— Est-ce qu'il y a deux chemins pour y aller ?

(1889)

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Tout le 13e

Taupin

par
Séverine

À l'horizon, passé la plaine de la Glacière, vers la poterne des Peupliers, les « fortifs » verdoyaient comme une chaîne de collines.

(1909)

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Quartier Croulebarbe

La vieillesse de Monsieur Lecoq

par
Fortuné du Boisgobey

Connaissez-vous la rue du champ de l’alouette ? Il y a bien des chances pour que vous n'en ayez jamais entendu parler, si vous habitez le quartier de la Madeleine. Mais les pauvres gens qui logent dans les parages l'Observatoire et de la Butte-aux Cailles savent parfaitement où elle est.

(1878)

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Ruelle des Reculettes

Les Monstres de Paris

par
Paul Mahalin

Le noctambule par goût ou par nécessité — comme Paris en a tant compté depuis Gérard de Nerval jusqu'à Privat d'Anglemont — qui se serait aventuré, par une nuit boréale de novembre dernier, à l'une des embouchures du passage des Reculettes, y aurait éprouvé l'impression d'un rêve persistant à travers la veille, et s'y serait cru transporté dans ce monde de la chimère et du fantôme...

(1879)

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Quartier Croulebarbe

Robespierre

par
Henri-Jacques Proumen

Il pouvait avoir cinq ans, ce petit Riquet de la rue Croulebarbe. On lui en eût donné quatre tout au plus, tant il était fluet Son pauvre petit corps se dandinait sur deux longues pattes de faucheux qui prenaient assise dans deux godasses démesurées...

(1932)

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Saviez-vous que... ?

Le 19 juillet 1927, le nom de rue de Gentilly fut donné à la rue du Gaz. Le nom de rue de Gentilly avait été, jusqu'en 1899, celui de la rue Abel-Hovelacque d'aujourd'hui. Cette nouvelle rue de Gentilly perdit ensuite son nom au profit de Charles Moureu et d'Albert Bayet.

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Alfred Léon Gérault, dit Gérault-Richard, né à Bonnétable (Sarthe) le 11 octobre 1860 et mort à Fréjus (Var) le 7 décembre 1911, journaliste et homme politique socialiste, fut élu député du XIIIème arrondissement en janvier 1895. Il fut battu aux élections de 1898, mais fut réélu deux fois (1902-1906 et 1906-1911) en Guadeloupe, dans des conditions qui ne laissent aucun doute sur leur illégalité.

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Ernest Rousselle (1836-1896), conseiller municipal du 13e arrondissement et président du Conseil municipal de Paris, était un adversaire résolu de tout projet de métropolitain qu'il considérait comme contraire aux intérêts de Paris. Dans une notice nécrologique publiée le 17 mai 1896, le quotidien La Gazette le décrivait comme étant de taille moyenne, trapu avec une barbe épaisse, l'air véhément et pompeux.

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C'est par un décret en date du 9 septembre 1861 que la rue militaire longeant les fortifications est devenue boulevard de ceinture et et c'est en 1864 que les 19 sections de ce boulevard reçurent un nom soit en ce qui concerne le 13e arrondissement,boulevard Masséna entre la porte de la Gare et la porte d'Italie et boulevard Kellermann entre la porte d'Italie et la porte de Gentilly. Il fallut de très longues années pour que le boulevard Kellermann fut nivellé, viabilisé puis élargi à 40 mètres.

L'image du jour

rue Nationale - Quartier de la Gare (image colorisée)

La rue Nationale était l'axe majeur du quartier de la Gare. La rue Jeanne d'Arc n'était pas encore transversante et était dédiée à l'industrie. La rue Nationale rassemblait commerces et services. Elle était le centre de l'animation d'une vraie vie de quartier populaire qui fut voué à la destruction par son classement en « ilôt insalubre ».  ♦