UNE ÉVOCATION DU 13e ARRONDISSEMENT DE 1860 AUX ANNÉES 30

Le feuilleton

Episode # 47

XV

Pris au piège
(suite)

Dès que Madeleine eut achevé son récit, Nivollet n’hésita pas.

Il fit un mouvement pour franchir la palissade qui n’avait pas beaucoup plus d’un mètre en cet endroit-là, et courir au secours de Berthe.

Mais Raulhac l’arrêta.

— C’est moi que cela regarde, dit-il d’un ton sérieux. Vous, M. Nivollet, vous ne devez rien faire qui vous compromette et vous empêche de protéger Mme Berthe. Nous, c’est différent. Nous n’avons plus rien à ménager. Allons, viens, Mazamet.

Un instant après, les deux amis avaient franchi la palissade.

Ils arrivaient avec Madeleine devant l’ouverture du soupirail.

Raulhac, après avoir examiné l'ouverture, fit une grimace.

— C’est par là que vous avez passé ? demanda-t-il à Madeleine.

— Oui, monsieur, et très facilement. Il y a une table juste au-dessous.

— Très facilement ! s’écria Raulhac avec un fort accent bordelais. Je doute, ma mignonne, que mon ventre en dise au tant que vous.

Berthe, debout sur la table, attendait, anxieuse, avec Jules, le retour de Madeleine.

L’entendant causer à demi-voix, elle l’appela.

Madeleine accourut.

— Que fais-tu donc si longtemps ? lui demanda-t-elle.

— Oh ! maman Berthe, quel bonheur ! repartit l’enfant. Vous êtes sauvée à présent. Papa est là, tout contre la palissade, et ses deux amis, MM. Raulhac et Mazamet, viennent vous chercher. Ôtez-vous de là, qu’ils descendent,

— Mais je n’ai pas besoin d’eux pour sortir, s’écria Berthe. Ils n’ont qu’à me tendre la main.

Raulhac s'approcha.

— Avant de vous aider à sortir de cette maison, Madame, dit-il à demi-voix d'un ton respectueux, nous voudrions, si ce n’est pas vous exposer à de trop grands dangers, que vous nous montriez le chemin du souterrain où nous devons pénétrer une de ces nuits.

— Oh ! répliqua Berthe, je le puis très bien. Venez, messieurs.

En même temps elle descendait de la table avec son fils et dégageait l’entrée du soupirail.

Raulhac, au moment de s’engager dans cette étroite ouverture, fit une nouvelle grimace.

— Tu hésites ? lui dit Mazamet.

— Non, mais je ne sais comment m’y prendre.

— Alors regarde bien et fais comme moi.

Tout en parlant, Mazamet laissait couler ses jambes jusqu’à la table.

Il fit ensuite franchir l’étroite ouverture à ses épaules, qu’il passa l’une après l’autre, puis à sa tête, non sans se déchirer quelque peu les oreilles.

Raulhac le suivit, mais avec un peu plus de peine, et, pour dégager son ventre, qui ne parvenait pas à passer, Mazamet lut obligé de le tirer par les jambes, ce qui fit rire Madeleine et Jules, qui, de cette situation périlleuse, ne voyaient plus déjà que le côté aventureux et plaisant.

Berthe avait gardé le rat-de-cave de Madeleine, dont la lumière, toute faible qu'elle fût, éclairait les plans les plus reculés de cette pièce étroite.

Elle tremblait de tous ses membres et était si pâle et si défaite qu’elle semblait avoir à peine la force de se soutenir.

Raulhac s’approcha d'elle.

— J’espère, Madame, lui dit-il d’un ton doux et respectueux, que ce n’est pas notre arrivée qui vous effraie. Vous savez que vous n’avez pas à présent d’amis plus sûrs et plus dévoués que nous.

— Je le sais, messieurs, et je n’ai pas peur de vous. J’ai à vous remercier, au contraire, d’être venus si courageusement à mon secours.

— Peut-être craignez-vous que ce ne soit vous remettre en danger que de nous donner les indications que nous vous demandons. Alors, madame, qu’il n’en soit plus question. Nous nous arrangerons de façon à trouver cette carrière, qui ne doit pas être bien difficile à découvrir.

— Ce n’est pas cela non plus, messieurs. La voiture qui devait m’emmener ne viendra que ce soir, et, d’ici là, on comptait me laisser seule ici. J’étais en effet incapable d’en sortir.

— C'est Marcel qui vous a fait conduire ici, madame ?

— Oui, messieurs, et c’est lui qui de ses propres mains, avait lié les miennes !

— Oh ! le gueux ! s'écria Raulhac en fermant le poing et en le brandissant d’un air de menace. Il en sera puni comme du reste, madame.

— Ce qui me trouble et m'agite au point que, par moment, je me sens défaillir, c’est la pensée de refaire ce chemin, bien court pourtant, mais où j’ai tant souffert ; de revoir ces souterrains où tant de souvenirs terribles vont se dresser devant moi. Mais j’en aurai le courage, et, je l’espère, la force. Je le dois à mon fils, à vous aussi, messieurs.

Et d'un mouvement résolu elle poussa la porte qui conduisait à la cave.

Elle descendit les degrés d’un pas chancelant, tenant Jules par la main.

Raulhac et Mazamet la suivaient.

Arrivée dans la cave, elle passa les mains sur son front et ses yeux, comme pour chasser les images sinistres qui l’obsédaient ; puis, marchant d’un pas rapide vers la porte de la carrière, elle la leur montra du geste.

— Voici la porte, messieurs, dit-elle. Au delà, vous trouverez un couloir de quelques mètres de longueur, puis le souterrain. En marchant droit devant vous, vous trouverez au-delà du quatrième pilier un énorme amas de décombres. C’est là que se trouve le corps de Lucien.

Raulhac et Mazamet s’étaient approchés de la porte.

Ils en examinaient attentivement la serrure.

— Savez-vous où l’on a mis la clef ? demanda Mazamet,

— Non, dit Berthe, je l’ignore.

— Peu importe, repartit Raulhac ; nous nous arrangerons de façon à nous en passer. Mais venez, madame. Nous ne voulons pas vous retenir un seul instant de plus qu'il n'est nécessaire. Avant tout, nous devons vous mettre en sûreté, vous et votre fils.

Tandis que Berthe reprenait le chemin du caveau, Raulhac et Mazamet se consultaient à voix basse.

Lorsqu’ils furent arrivés au pied du soupirail, ils enlevèrent Jules et le passèrent à Madeleine, qui avait fait le guet au dehors pendant leur absence et attendait leur retour avec anxiété.

Ensuite Raulhac se tourna du côté de Berthe.

— Mazamet et moi sommes résolus, madame, dit-il, à ne pas attendre davantage pour nous mettre à la recherche du cadavre. Jamais nous ne retrouverions occasion plus favorable. Veuillez dire à M. Nivollet de s’occuper de vous uniquement et de ne pas s’inquiéter davantage de ce que nous allons devenir. Nous avons des armes, et si nous sommes attaqués, nous saurons nous défendre. Dans une heure, du reste, nous aurons, je l’espère, terminé nos recherches et trouvé ce que nous cherchons

Pendant que Raulhac parlait, Mazamet, qui s’était emparé de la lumière, avait découvert un banc vermoulu dans un coin du caveau.

Il l’avait posé sur la table.

Berthe put, grâce à ce secours, et avec l’aide des mains de Madeleine, franchir l’ouverture du soupirail.

Un instant après, elle avait rejoint Nivollet avec les deux enfants.

Lorsqu'il les eut vus gravir la pente du remblai et disparaître dans l’ombre des arbres, Mazamet, qui était monté sur la table après le départ de Berthe, sauta lestement à terre.

— Ils sont en sûreté ? demanda Raulhac.

— Oui, répondit Mazamet.

— Alors, en besogne, mon vieux camarade.

— Ce qui me chiffonne, dit Mazamet, c’est que nous n’avons pas d’outils.

— Il y en a tout un tas dans la cave, repartit Raulhac.

Quelques minutes après il avait découvert, dans ce tas, non seulement des pelles et des pioches, mais un marteau et un ciseau, qui, tout rouillé qu’il fût, était encore assez tranchant pour entailler un bois, même d’une grande résistance.

Il les montra d’un air triomphant à Mazamet.

— Voilà, dit-il, la clef qui va nous ouvrir la porte du souterrain. Viens m’éclairer.

Mazamet s’empressa de le suivre.

Aussitôt arrivé, Raulhac attaqua, à grands coups de ciseau, le bois dur, mais à demi-désagrégé par l’humidité, sur lequel la serrure était appliquée.

Que devenait Marcel cependant ?

En refusant de laisser les agents de Troussardière dans la maison, il avait eu une arrière-pensée facile à deviner, pour qui connaissait ses crimes.

Il avait voulu, en se réservant d’apporter lui-même les aliments dont Berthe pouvait avoir besoin, se ménager une occasion de séjourner seul dans la maison.

Il avait projeté de descendre dans le souterrain pendant ce séjour et d’exhumer rapidement le cadavre de Lucien, depuis longtemps déjà réduit, sans nul doute, à l'état de squelette.

Il se proposait ensuite, après que les agents de Troussardière seraient venus, à dix heures, chercher Berthe et l’auraient emmenée, lorsqu’il serait seul dans l’habitation, de redescendre dans le souterrain et d’y détruire par le feu les ossements de sa victime, comme il avait déjà détruit ses habits et les enveloppes maculées de sang de son cadavre.

Au moment où Raulhac attaquait la porte du souterrain avec son ciseau, il pénétrait dans le jardin de l’habitation.

Il portait à la main un sac de voyage contenant les aliments destinés à Berthe et qu’un des agents de Troussardière lui avait remis au moment où il sortait de l’allée pour entrer dans le sentier conduisant à la Maison-Blanche.

Il ouvrit doucement la porte du vestibule, et n’entendant aucun bruit à l’étage supérieur, il eut un mouvement de joie.

Il croyait Berthe endormie ou mâtée par la souffrance.

Il se dirigeait déjà vers l’escalier conduisant à la chambre à coucher, lorsqu’il perçut comme un bruit sourd du côté de la cuisine.

Il écouta.

Le bruit se reproduisit plus fort et plus distinct.

On eût dit que, dans les profondeurs de la cave et du souterrain, des hommes étaient à l’œuvre et frappaient de grands coups de marteau.

Marcel n’était point superstitieux et il ne manquait ni de courage ni de présence d’esprit.

Mais quand il entendit ce bruit, il devint d’une pâleur livide.

Une sueur froide perla sur son front et lui mouilla tout le corps.

Les idées les plus bizarres, les plus étranges l’assaillirent et lui troublèrent l’imagination.

Un instant il se demanda si Lucien n’était pas sorti de sa couche humide et froide et n’allait pas paraître tout à coup pour lui demander compte de son crime.

Mais cet égarement fut court.

Il maîtrisa bientôt son imagination par un énergique effort de volonté et vit plus clair dans la situation.

Ce qu’il y vit n’était, pas du reste, beaucoup plus rassurant.

Qui produisait ces bruits ?

Des voleurs ?

Des hommes occupés à la recherche du cadavre ?

Raulhac peut-être.

Il résolut de s’en assurer sur-le-champ.

Il avait pris un revolver.

Il en vérifia les cartouches et se dirigea du côté de la cave, en marchant avec précaution.

Les coups avaient redoublé et le bruit en ôtait si fort qu’il couvrait celui de ses pas.

Arrivé sur la plus haute marche de l’escalier descendant à la cave, il s’arrêta, comme pétrifié par l’épouvante.

Il venait d’apercevoir Raulhac, qui s’acharnait contre le bois de la serrure, plus solide qu’il ne l’avait pensé, et Mazamet éclairant son ami.

 
(A suivre)

Ernest Faligan

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Saviez-vous que... ?

La voie qui prit le nom d'avenue Edison en 1932, devait, initialement relier la place Nationale et la place d'Italie.
Le projet fut brutalement abandonné, ce qui explique l'aspect particulier de l'avenue à proximité de la place d'Italie où quelques dizaines de mètres seulement rester à percer.

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En 1929, il y avait encore une maison de tolérance au n°9 du boulevard Auguste-Blanqui. D'après des répertoires plus anciens, il y en avait une autre dans l'immeuble voisin. Ces maisons étaient considérées comme beaucoup plus fréquentables que celles, nombreuses et misérables de la rue Harvey dans le quartier de la Gare.

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En 1929, le 13e comptait 11 cinémas : Le Bobillot, le Cinéma des Bosquets, le Clisson-Palace, l'Éden des Gobelins, le Cinéma des Familles, le Jeanne d'Arc, le cinéma Moderne, le Palais des Gobelins, le Royal-Cinéma, le Sainte-Anne et le Saint-Marcel.

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Au cours de l’hiver 1862, 30 indigents du quartier Croulebarbe, désignés par le bureau de bienfaisance de la mairie du 13e, se virent offrir chaque jour, du 1er février au 1er avril, une portion de soupe et une viande cuite de la part du colonel, des officiers, sous-officiers et soldats du 78e régiment de ligne stationné à la caserne Lourcine.
Par ailleurs, indépendamment de cette généreuse offrande, une somme de 400 fr. était également distribuée en nature, par les soins du colonel, aux indigents de ladite circonscription, pendant la même période, en bons fractionnés de comestibles et combustibles, à prendre chez les fournisseurs établis dans l'arrondissement.
(Le Siècle, 17 février 1862)

L'image du jour

Le Théâtre Saint-Marcel, rue Pascal

Son emplacement exact est dans le 5e arrondissement d'aujourd'hui mais il était connu pour être le théâtre du Faubourg Saint-Marcel. Ouvert en 1838, il fut démoli en 1868 pour laisser la place au boulevard Saint-Marcel et reconstruit en haut de la rue Mouffetard d'alors, appelée à devenir l'avenue des Gobelins, à proximité de la place d'Italie et prit le nom de Théâtre des Gobelins. La photographie est de Charles Marville.