UNE ÉVOCATION DU 13e ARRONDISSEMENT DE 1860 AUX ANNÉES 30

Le feuilleton

Episode # 35

X

Changement de front

En quittant l’hôtel de Marcel Percieux, Raulhac était dans un état d’exaspération si vive que, pendant quelques instants, il arpenta le trottoir en gesticulant et en causant à haute voix, sans souci des passants qui le regardaient d’un air ébahi et se retournaient en se demandant s’il n’avait pas perdu l’esprit.

— Le lâche ! le misérable ! s’écriait-il. Me traiter ainsi, moi, âpres tout ce que j’ai fait pour lui, quand nous nous étions juré, envers, et contre tous, une amitié qui ne devait finir qu’avec la vie !... Ah ! tu me le paieras, gredin ! Tu apprendras ce qu’il en coûte de me jeter dehors comme un vagabond, moi, Raulhac !

Au bout de dix minutes, sa colère étant, non pas apaisée, mais épuisée par cet exercice violent, il s’arrêta, prit son mouchoir, essuya la sueur qui coulait sur son visage et reprit enfin possession de lui-même.

— Ce gueux-là m'avait, fait perdre la tête, murmura-t-il. Un peu plus, j’allai conter toute notre histoire aux passants.

Et, apercevant un marchand de vins dans le voisinage de la rue de la Santé, il entra, s’assit à une table voisine de la devanture et se fit servir une absinthe.

Lorsqu’il l’eut préparée selon toutes les règles de l’art, il se mit à la boire à petites gorgées, en essayant de remettre un peu d’ordre dans son esprit surexcité.

Pendant qu’il réfléchissait, ses regards, passant à travers un interstice des rideaux, se reposaient machinalement sur les passants, assez clairsemés, qui défilaient devant le débit.

Tout à coup il tressaillit.

Dans un de ces passants, il avait cru reconnaître Marcel.

Il avança vivement la tête.

Il ne s’était pas trompé.

Marcel, vêtu d’une jaquette usée et d’un chapeau défraîchi, qui lui donnaient l’air d’un employé se rendant à son bureau, venait de passer sur le trottoir d’un pas rapide, presque furtif, en jetant autour de lui des regards inquiets, comme s’il craignait d’être suivi ou reconnu.

Raulhac vida son verre d’un trait, paya rapidement et sortit d’un pas lent, d'un air insouciant en apparence.

Mais à peine avait-il mis les pieds sur le trottoir que son regard, aiguisé par la colère et la haine, avait été chercher la forme fuyante de Marcel à travers les passants qui descendaient le boulevard de Port-Royal.

En quelques secondes il l’eût ressaisi.

Dès lors il ne l’abandonna plus.

Marcel avait suivi le boulevard jusqu’à la rue de la Glacière.

Arrivé là, il jeta un regard rapide derrière lui, s’engagea dans cette rue et se mit à la remonter.

Il n’avait point aperçu Raulhac, qui se tenait caché derrière un groupe d’ouvriers attendant â leur chantier, et leur emboîtait le pas à deux mètres de distance.

Raulhac le suivit dans la rue de la Glacière, non sans peine, en raison des difficultés causées par les grands boulevards qui la coupent, et dont la traversée, ne pouvant se faire qu’à découvert, l’obligeait à laisser prendre à Marcel une avance considérable, difficile ensuite à regagner.

Il réussit cependant à le suivre jusqu’au carrefour formé par les rues de la Glacière, de Tolbiac et du Pot-au-Lait.

Arrivé en cet endroit, Marcel s’arrêta quelques secondes, comme s’il hésitait sur la direction à suivre.

Mais bientôt il se remit en marche, et, d’un pas rapide, se dirigea vers la rue du Pot-au-Lait.

Il venait de voir Mme Goupigny, la garde-malade, en descendre la pente et se dirigea vers l’habitation de Mme Vabras.

Dès que Mme Goupigny avait aperçu Marcel, elle était entrée sur la gauche, dans l’allée d'une des maisons borgnes qui, dans cette direction, précèdent les remblais.

Marcel s’assura du regard que personne n’était en vue et pénétra dans cette allée, non sans quelque répugnance.

Si rapide qu’eût été son mouvement, il n’avait pu le dissimuler à Raulhac, qui arrivait au même instant à l’entrée de la rue.

Cette disparition subite de Marcel l’intrigua fort.

Bien qu’il ne lui restât guère d’argent, il eut volontiers donné quelques-unes de ses dernières pièces de cent sous pour savoir ce que son ancien ami allait y faire.

Ne voulant pas, en le constatant lui-même, le mettre en défiance, il s’assura par une inspection rapide des lieux, que cette maison ne possédait pas d'autre issue par laquelle il pût s’échapper, puis il se mit à se promener de long en large dans la partie voisine de la rue de Tolbiac, en ayant soin de ne pas perdre l’allée de vue un seul instant.

En apercevant Marcel, Mme Goupigny s'était avancée vivement à sa rencontre.

— Vous avez reçu mon billet ce matin, monsieur ? lui demanda-t-elle avec une familiarité respectueuse.

— Oui, Madame, et j’ai tenu à vous féliciter tout de suite de votre découverte. Je voulais aussi vous demander si vous êtes sûre de ne pas vous tromper.

— Je crois pouvoir l’affirmer, dit Mme Goupigny en prenant un air modeste. Il n’y a que vous cependant qui puissiez me le dire d’une façon tout à fait certaine.

— C’est pour cela que je suis venu, repartit Marcel. Où se trouve située la maison de Mme Vabras ?

On peut l’apercevoir, d’ici, repartit Mme Goupigny.

Et ramenant Marcel vers le seuil de l’allée, sans cependant le lui faire franchir, elle lui montra du doigt la maison de la nourrisseuse.

Marcel l'examina d’un air attentif, puis, se tournant vers Mme Goupigny :

— Où loge cette personne ? demanda-t-il.

— Elle logeait au second étage, repartit Mme Goupigny, dans les chambres qui, sur l’autre façade, répondent à celles dont vous voyez les deux fenêtres ouvertes.

— Elle logeait ? dit Marcel avec vivacité., Est-ce qu’elle en est partie ?

— Oui, monsieur, ce matin même, une demi-heure après l’envoi-de mon billet, et c’est ce qui fait qu’en vous l'écrivant, je ne vous en ai rien dit.

— Il fallait m’en envoyer tout de suite un second.

— Oh ! rien ne pressait, monsieur, repartit Mme Goupigny en souriant. Elle n’est pas allée loin, et vous n’aurez aucune peine à la retrouver. Il vous sera même plus facile de la voir dans son nouveau logement que dans l’ancien.

— Elle est restée dans le quartier ?

 
(A suivre)

Ernest Faligan

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Saviez-vous que... ?

C'est le dimanche 30 septembre 1934 que fut inauguré le groupe scolaire construit rue Küss en présence de M. Villey, préfet de la Seine et des élus et notabilités de l'arrondissement.
Des discours furent été prononcés par MM. Villey, Gelis et Deslandres.

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10.000 voitures passaient par journée de 24 heures sur le Pont d'Austerlitz au début des années 1880. Les omnibus sont naturellement compris dans ce nombre.

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Le 24 décembre 1939, Paris-Soir nous apprenait que Mme Marthe Pouchenel, 20 ans, avait glissé sur le verglas dans la cour de l'immeuble où elle demeurait, 23, rue Bourgon et avait été admise à l'hospice de Bicêtre.

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Une jeune fille du village d’Ivry avait coutume de faire brouter ses chèvres sur le boulevard de la Glacière, auprès de la rivière des Gobelins. Hier soir, à sept heures, au moment où elle se disposait à regagner son domicile, elle a été accostée par un individu qui, après une assez courte conversation, l’a frappée de quatre coups de couteau. La jeune bergère est morte sur la place, et son assassin a été presque aussitôt arrêté. À neuf heures, le cadavre gisait encore dans un champ, au coin de la rue Croulebarbe, où M. Roger, commissaire de police du quartier, dressait son procès-verbal.
C’est ainsi que les lecteurs de la Gazette de France apprirent la mort d’Aimée Millot, le bergère d’Ivry. La vérité impose de dire que le véritable auteur des faits n’avait pas été immédiatement arrêté.

L'image du jour

Le carrefour Italie-Tolbiac avec le magasin A la Ville de Strasbourg

Le trottoir de l'avenue, côté impair, a encore toute sa largeur (il sera réduit au début des années 1960) et l'avenue n'est encombrée ni pas la circulation, ni par la multiplication des obstacles et autres turgescences qui ont ruiné la perspective.