Le drame de la rue de Tolbiac
Une page d'amour.
Le Matin — 28 juillet 1906
À l'extrémité de la rue de Tolbiac, entre les chantiers de la Compagnie du gaz et l'église Sainte-Anne de Paris, se trouvent d'immenses terrains vagues, parsemés de tessons, d'orties, parfois aussi de passeroses et de mauves sauvages, où se dressent, d'ici, de là, de petites guinguettes, derniers vestiges d'une époque où la butte aux Cailles était un rendez-vous de promenade pour les Parisiens du temps de Louis-Philippe. Au n° 178 se trouve une de ces antiques guinguettes, bâtie tout de guingois, avec ses volets couleur sang-de-bœuf, et percés d'une ouverture en cœur un peu pompeusement décorée du nom d'hôtel, bien qu'il n'y loge aucun voyageur, et que la clientèle se compose surtout de maçons et de rouliers du voisinage. L’« hôtel » est dirigé par le père et la mère Beaucousin, aidés de leurs deux filles, Juliette et Albertine.

Il y a cinq ans, les affaires prospérant, les époux Beaucousin s'offrirent le luxe d'un garçon : Boloche. Ce dernier, qui avait alors quinze ans, fut vite admis dans l'intimité de ses patrons, et se prit d'une grande sympathie pour leur fille cadette, Albertine, qui avait alors onze ans. Cette sympathie s'accrut avec le temps, sans que les parents jugeassent à propos de s’en inquiéter, ni même en fussent instruits, Boloche, aussi bien qu'Albertine, étant d'un caractère sombre et peu communicatif.
La vérité était que Boloche adorait éperdument la fillette, qu'il avait vue grandir, et que celle-ci, depuis un an (elle en a seize à peine) n'était pas demeurée insensible à la moustache brune et aux jolies prévenances de son grand ami. Jamais ils n'avaient osé s'avouer leur amour mais le père Beaucousin, ces temps derniers, s'était aperçu des assiduités, un peu trop empressées, de Boloche auprès de sa fille. Il jugea à propos d'y mettre un terme. Avant-hier, dans la journée, il confiait à sa femme son intention bien arrêtée de se débarrasser de Boloche à bref délai.
Par la porte entr'ouverte, celui-ci avait tout entendu. Dès lors, sa résolution fut prise. Il alla acheter un revolver, un bouquet, et écrivit à sa bien-aimée une lettre touchante, dans laquelle il lui disait avec son triste amour, sa volonté d'en finir le soir même avec la vie. Mais, ce soir-là, il n'osa pas. Il attendit le lendemain, dans l'espoir de la revoir une dernière fois, et, qui sait ? de la décider peut-être à enfreindre la volonté paternelle.
Hier matin, à neuf heures, comme Albertine venait, comme de coutume, faire sa chambre, Boloche lui dit rapidement son amour, ses espoirs brisés tout le beau rêve de sa vie détruit. La jeune fille lui dit qu'elle l'aimait, et que, puisqu'il en était ainsi, elle voulait mourir avec lui. Ils effeuillèrent le bouquet ensemble ce fut leur première et leur dernière caresse. Boloche, d'une main ferme, lui tira une balle dans la tête. Elle fut tuée sur le coup. Après quoi, il se logea une balle dans la tempe. Il mit une demi-heure à mourir.
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Le récit assez différent de ce même fait-divers paru dans La Lanterne