Logements à bon marché
Pas de concierge !
Heureux locataires. — Un immeuble abandonné.
La Presse — 15 septembre 1896
Paris nous réserve toutes les surprises, et ses historiens, malgré leurs patientes recherches, n'arrivent que difficilement à nous signaler les faits bizarres, les trouvailles imprévues que les faits-divers nous révèlent chaque jour et par hasard.
On vient de découvrir qu'en plein cœur de la capitale il existe une maison habitée par une cinquantaine de locataires depuis plus de vingt ans et que cet immeuble n'a ni propriétaire ni concierge.
La place est au premier occupant ; les jours de terme y sont inconnus et les huissiers n'ont jamais eu à y exercer leur désagréable ministère.
La maison, sans doute oubliée à l'inventaire d'un propriétaire décédé il y a longtemps, était gérée par les habitants, qui s'entendaient parfaitement entre eux, et cet état de choses aurait pu durer encore longtemps si le service de la voirie ayant prescrit des réparations urgentes n'avait découvert que l'immeuble était devenu res nullius, comme on dit en droit romain.
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Qu'ils devaient être heureux ces locataires et quelle envie ils vont susciter, quand on apprendra les privilèges dont ils ont joui depuis si longtemps !
On sait combien les propriétaires sont peu sympathiques en général, surtout lorsqu'ils se montrent exigeants aux échéances du terme pour le paiement de la quittance.
On connaît la haine professée à l'en droit des concierges par un si grand nombre de locataires parisiens.
Le concierge, qui parait appartenir à un monde à part, constitue une véritable plaie pour nos immeubles. Son existence est à peine soupçonnée à Londres et nul doute que les Anglais, gens pratiques, ont reconnu tous les inconvénients qu'il y avait à la présence dans une maison de ce cerbère soupçonneux, souvent malintentionné, toujours grincheux, à qui l'on confie la garde de nos portes et de nos escaliers.
Quel paradis ce devait être que cette maison où tous les habitants; vivaient dans la paix et l'harmonie les plus par faites, M. Pipelet n'étant pas là pour sus citer la discorde !
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Il est à craindre pour les occupants du 24, passage d'Ivry, qui avaient résolu de la façon la plus simple la question des logements à bon marché, laquelle a coûté tant de souci à certains philanthropes, que leur situation privilégiée ne dure plus bien longtemps.

On va faire des recherches aux bureaux des hypothèques, retrouver probablement des héritiers qui deviendront des propriétaires d'autant plus farouches qu'ils auront le regret des termes perdus depuis si longtemps, à moins que la maison, déclarée en déshérence, ne revienne à l'État. Dans ce cas, ses habitants redeviendront de simples locataires, gémissant sur la cherté des loyers.
Maurice Rémy
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