Le Drame de Bicêtre
Le Petit-Journal
Deuxième partie
La vengeance de la comtesse Louise
Chapitre XXXVIII
Grâce à l'or du faux baron de Roncières, Paul apporta l'abondance dans la maison de la rue du Moulinet.
On y fit une noce qui dura huit jours.
Perrine avait déserté son atelier de blanchisseuse. Elle tenait tête aux deux hommes, le verre en main.
Seule, Thérèse faisait la petite bouche, ne se mettait pas à l'unisson de la compagnie et ne comprenait pas une vie pareille.
Aussi, restait-elle le plus souvent à la maison tandis que les trois au très, couraient les théâtres et les cafés-concerts. Ranoir payait toujours, semant les louis d'or et les billets de banque sur son passage.
— Est-ce que ton sac est inépuisable ? lui dit Lardoise au bout d'une semaine de cette existence désordonnée.
— Malheureusement non, et même, il n'en reste plus guère.
— Alors, tu iras en puiser, à la même source ?
— Tarie pour l'instant.
— Mais, enfin ne me diras-tu pas comment tu-t'es procuré toute cette braise ?
— Non, pas possible. J'ai promis de me taire. Cet argent-là, c'est le prix de mon silence.
— Ce n'est pas malin à deviner. Ton baron de Roncières a un cadavre dans son existence, et toi, tu le connais le cadavre.
— Pas le moins du monde, tu n'y es pas.
— Mon petit Pau, dit Perrine, tu me chagrines rudement en disant que tu es au bout de ton rouleau. Il faudra que je rapplique à l'atelier et je ne m'en sens plus le courage.
— C'est bon, j'ai pensé à une chose qui va nous remettre à flot, en attendant la découverte de mon testament qui nous fera tous riches.
— À quoi as-tu pensé ? demanda Lardoise.
— À reprendre, avec l'argent qui me reste, notre commerce d'alcool, franc et quitte de tous droits, comme disent les hommes de loi.
—Bravo ! voilà une bonne idée, s'écria Victor en battant des mains. Il n'y a que ça, vois-tu, un bon commerce, bien lucratif, avec placement sûr. Je me charge, comme l'an dernier, d'écouler la marchandise dans de bonnes conditions. Tu feras encore ton dépôt rue du Moulinet ?
— Naturellement.
— Combien as-tu en caisse ?
— Deux cents et quelques francs.
— Est-ce que ça suffira ?
— Parbleu, avec mon crédit. Mon fournisseur m'avancera ce que je voudrai.
— Oui, dit Perrine, mais tu n'as plus la carriole à Midoux, tu n'as plus les brocs de lait. Comment t'y prendras-tu pour passer l'alcool à la barrière ?
— Ah ! mon moyen, il n'est pas sans inconvénient ; mais je n'en ai pas d'autre. Si vous trouvez mieux, vous me le direz. Le voici. Mes litres passeront la barrière dans les poches des longues redingotes de drap bleu que portent les vieillards hospitalisés dans la maison de Bicêtre.

— Les vieillards de Bicêtre !
— Oui, cette idée-là m'est venue pendant mon séjour dans la maison.
— Tu enrôleras des vieillards pour cette besogne-là ? interrogea Lardoise.
— Non. Les bonshommes de Bicêtre ne s'y prêteraient pas. Je n'en ai trouvé qu'un de capable de ce trafic, tandis que je m'occupais, en attendant ma sortie, au chantier de l'hospice et que je voiturais de tous les côtés le bois à brûler et le charbon de terre.
— Diable ! tu travaillais ferme là-dedans.
— Oui, pour me désennuyer et aussi pour gagner quinze sous par jour, le tabac et le café. Pour en revenir à notre affaire, j'ai fait la connaissance à Bicêtre d'un vilain type, à longue barbe blanche, d'origine allemande, qui me faisait l'effet, parmi les vieux paisibles de cette maison, d'un loup dans une bergerie. Un jour en plaisantant j'ai soulevé les basques de sa redingote et j'ai vu des poches d'une profondeur… Cela m'a fait rêver... Je me suis dit qu'elles pourraient remplacer au besoin la carriole à Midoux.
— Il y avait deux brocs dans la carriole, deux brocs de dix-huit litres chacun, observa Lardoise, c'est-à-dire trente-six litres d'alcool. Si profondes que soient les deux poches, elles n'en tiendront jamais autant.
— Sans doute. Aussi n'y aura-t-il pas seulement deux poches, mais vingt poches contenant chacune un litre et faisant chacune deux voyages au moins : total quarante litres d'alcool entrés en fraude, soixante francs de gain. S'il nous en reste la moitié après nos hommes payés, nous empocherons quinze francs chacun à la fin de la journée. Ce ne sera pas si bête.
— Il faudra mettre dix individus dans le complot. C'est rudement dangereux. La carriole de Midoux avait l'avantage d'être muette.
— Muette ! muette ! répliqua Ranoir, il ne fallait pas s'y fier aveuglément. Elle aurait pu parler. Pour peu qu'un gabelou eût mis le nez au-dessus des brocs, elle aurait même jacassé comme une pie borgne.
—- j'en conviens. Mais enfin tu dis que tu n'as trouvé qu'un vieillard à Bicêtre pour ce métier-là. Où recruteras-tù les neuf autres porteurs de longues redingotes bleues ?
— À Gentilly, au Kremlin, à Villejuif, parmi les traîne-guenilles et les meurt-de- faim. Je n'aurai que l'embarras du choix. Je vais acheter du drap à l'ordonnance, du vieux drap, si j'en trouve. Plus il sera vieux et usé, mieux il fera mon affaire. Je le porterai chez un tailleur à façon qui me fabriquera des redingotes avec des poches soignées. Ils seront enchantés du vêtement, mes nouveaux commis.
— Mais, reprit Perrine, s'ils passent la barrière deux fois par jour, ils se feront pincer avant la première semaine.
— Oh ! j'ai organisé mon service. D'abord, il faut vous dire que dans le quartier d'hospice de Bicêtre, il n'y a pas moins de dix-huit cents administrés, tant vieillards indigents qu'infirmes de tout âge, lesquels ont la sortie libre et qui entrent tous les jours dans Paris par centaines. Ce sont toujours les mêmes qui franchissent ainsi l'octroi, parce que ce sont les plus valides. Les neuf individus que j'embaucherai ne se remarqueront pas beau coup dans la masse. Et puis ils ne prendront pas toujours la porte d'Italie ; il y a les portes de Choisy, de la Glacière et même de Montrouge qui pourront servir de passage. Il n'y a donc pas plus de danger qu'avec la carriole à Midoux, il y en a peut-être moins.
— Hum ! hum ! répartit peu convaincu.
— As-tu un plan meilleur ?
— Non.
— Eh bien ! laisse-moi faire, à moins que tu ne veuilles pas être dans l'opération.
— Ah ! mais si. D'ailleurs, tu as tout calculé, tout prévu. Tu apportes l'argent et la mise en train. Je serais stupide, ingrat, idiot, de ne pas te suivre, de ne pas accepter. Arrange ton affaire. Je vais renouer de mon côté avec mon ancien acheteur.

Paul Ranoir et Charles Roguet, dit Lardoise, étaient voués ensemble à des associations coupables et périlleuses. Le premier s'occupa aussitôt d'organiser sa frauduleuse industrie, suivant le programme qu'il avait conçu. Il ne lui fallut pas plus de huit jours pour recruter son équipe, l'habiller et la mettre en activité.
Chacun, dans cette troupe de pauvres hères, avait son rôle et son infirmité ? L'un affectait une boiterie, l'autre un tic nerveux de la face, un troisième montrait un semblant de moignon à la place de son bras collé sous la redingote le long du corps.
Un quatrième se faisait pousser par un cinquième dans une petite voiture, fabriquée à l'instar de celles des infirmes de Bicêtre.
C'était une petite cour des Miracles qui avait ses grandes entrées par toutes les portes de Paris.
Lardoise les recevait deux fois par jour rue du Moulinet, et la maison du marchand de vins avait une animation inaccoutumée. C'était double profit pour le patron de la gargote, parce que les porteurs d'alcool laissaient sur son comptoir la plus grande partie de leur salaire.
Mais grâce à ce commerce, Paul Ranoir retomba vite dans son ancien vice. L'alcool était peut-être la seule marchandise dont il eût dû s'interdire le trafic. En maniant le terrible liquide, il en but encore, il s'en imprégna de nouveau, il s'en satura.
C'était plus fort que lui. Les émanations de l'alcool l'attiraient, le plongeaient dans l'extase, lui donnaient le frisson.
Il se disait que c'était mal, qu'il fallait résister, qu'il allait s'abrutir, et, malgré tous ses beaux raisonnements, il saisissait une bouteille pleine qu'il portât fiévreusement à sa bouche, et il buvait à même le goulot, il buvait, il buvait.
Eveling RamBaud et E. Piron