Le Drame de Bicêtre
Le Petit-Journal — 15 mars 1894
Troisième partie
Le dévouement de Cécile
Chapitre VI
[...]
Profitant d'une après-midi de beau temps qui permettait de prévoir une soirée magnifique, Honoré, Henriette, Rose et Bob s'étaient rendus de concert chez un ami, demeurant à Vitry-sur-Seine, c'est-à-dire à quatre kilomètres de Villejuif.
Avec ses jambes de six ans, Rose était une excellente marcheuse. Son bonheur était d'accompagner ses parents à pied, même dans une promenade d'une certaine étendue, à la condition qu'elle eût Bob avec elle.
Il est vrai que cette condition était inévitablement remplie. Bob ne pouvait manquer d'assister à toutes les excursions.
C'était entre Rose et Bob des parties de courses folles, de luttés de vitesse sans fin, des disputes charmantes, des cris, des jappements, suivis parfois de corps à corps vigoureux, où le brave chien avait toujours le des sous.
Rose le poussait, le secouait, le tirait par la queue ou par les oreilles ; toutes ces misères faisaient les délices de Bob qui gambadait et sautait follement autour de l'enfant.
Honoré Midoux avait recommandé chez lui, avant de partir pour Vitry, qu'on lui amenât la voiture vers dix heures, si le temps se gâtait.
L'atmosphère était restée sereine et douce. La soirée était superbe. La lune répandait sa molle clarté sur les routes, à travers champs.
La voiture ne vint pas. La famille Midoux, reprit à pied le chemin de Villejuif, vers dix heures et demie.
Rose et Bob étaient enchantés de la promenade nocturne.
Honoré et Juliette marchaient à petits pas, afin de ménager les petites jambes de l'enfant.
Mais celle-ci, qui tenait Bob en laisse, ne faisait qu'aller et revenir.
La mère avait beau dire :
— Ne cours donc pas comme ça, Rose. Tu vas trop te fatiguer.
Conseil inutile. L'enfant et le chien n'en faisaient qu'à leur fantaisie.
À mi-chemin entre Vitry et Villejuif, se trouve un groupe de maisons, appelé le Moulin Saquet, du nom d'un meunier d'autrefois qui avait établi en haut de la côte un moulin à vent.
Le propriétaire est mort depuis longtemps, le moulin a disparu sans laisser de traces ; mais le nom a subsisté.
C'est là qu'eut lieu, le 23 septembre 1870, un des brillants faits d'armes du siège de Paris. Les Prussiens occupaient Villejuif, ayant en face d'eux, à leurs pieds, pour ainsi dire, une partie de la capitale, les quartiers de la Maison-Blanche, de la Glacière, de la Gare, des Gobelins et du Panthéon. Le cœur de Paris était à la portée de leur canon.
Il fallait à tout prix les déloger de cette position menaçante. La division Maud'huy s'en chargea. Elle prit position durant la nuit, à gauche, au Moulin Saquet avec son infanterie, à droite, dans la redoute des Hautes-Bruyères avec son artillerie.
La colonne de gauche attaqua dès l'aube les ennemis fortifiés dans le cimetière de Villejuif et les en débusqua, après un combat acharné. Chassés du village, les Prussiens se replièrent en masse sur la redoute des Hautes-Bruyères qu'ils croyaient dégarnie.
Ce mouvement avait été prévu. Notre artillerie les accueillit avec un ouragan de mitraille.
Les Allemands tombèrent par centaines, et, se voyant cernés de trois côtés, ils battirent précipitamment en retraite sur Chevilly.
Ce combat glorieux, qui venait après plusieurs paniques, eut un double résultat, matériel et moral. Il fit rentrer définitivement la hauteur de Villejuif dans notre ligne de défense, et il rendit à l'armée sa confiance en elle-même.

Mais laissons là les souvenirs de l’année terrible et revenons à nos modestes personnages.
Honoré, Juliette et Rose avaient gravi lentement la montée rapide du Moulin Saquet. Comme ils débouchaient en haut de ce hameau, d'où la route s'éloigne à plat dans la direction de Villejuif, ils aperçurent de loin deux personnes, un homme et une femme venant de leur côté.
[...]
Eveling RamBaud et E. Piron