La rue des Cinq-Diamants
vue par Jules Lermina
Extrait de "La Criminelle" (1881)

[...] Madame Dolé le dérangea doucement, ouvrit le volume, chercha rapidement la rue des Cinq-Diamants, puis l'ayant trouvée, salua Gaspard d'un signe de tête et sortit.
Gaspard resta quelques instants immobile, les yeux fixés sur une buire dont les émaux bleus et rosés étaient rehaussés d'un cloisonné d'or. Puis il se remit au travail.
II
Un plus érudit découvrira l'origine de ce nom singulier, la rue des Cinq-Diamants.
L'étude consciencieuse qui a été faite pour le vieux Paris tentera quelque explorateur des anciennes banlieues annexées : et quel champ plus vaste sera offert à sa curiosité que l'étrange et hideux quartier de la Butte-aux-Cailles ?
En vain Paris s'étend, en vain les boulevards lancent leurs percées d'air et de lumière; il est encore au-delà de ces éclaircies salutaires, des régions ignorées du Parisien, sortes d'ulcères honteux, cachés, dans lesquels devra pénétrer un jour ce scalpel qui a nom la pioche des démolisseurs.
Mais auparavant, qui nous dira la signification de ces appellations singulières : rue Croulebarbe, rue Fontaine-à-Mulard, — et entre toutes, — de celle-ci, plus bizarre peut-être, rue des Cinq-Diamants ?
Ne vous semble-t-il pas que cela évoque une curieuse légende, quelque chose comme un conte de fées, avec son trésor caché et ses gnomes qui le gardent jalousement ?

La rue des Cinq-Diamants commence au boulevard d'Italie pour finir à la rue de la Butte-aux-Cailles.
C'est le début de la montée : on devine que c'était là jadis un simple sentier gravissant la pente de la colline. Des haies de broussailles s'enchevêtraient aux deux côtés aujourd'hui garnis de masures.
Les aubépines et les houx arrachés, on n'a pas encore eu le temps d'élever des maisons. Ces vastes terrains sont couverts de bâtisses de planches.
Le passant, jetant un rapide coup d'œil à travers les allées sombres ou cherchant à percer du regard les vitres sales, ne voit rien et devine tout.
C'est la misère, c'est l'indifférence pesante dans laquelle s'immobilisent ceux qui ont souffert; ainsi toute ville a des refuges pour les fuyards, évadés de la lutte sociale. Là ils se terrent, se taisent et se laissent glisser, sans plus résister, sur la pente qui tombe à l'abrutissement et à la mort.
Si parfois en l'un de ces parias quelque énergie se réveille, s'il secoue sa torpeur, c'est pour le crime.
Donc ce sommeil même est une menace, ce silence est effrayant.
L'homme qui, connu de tout Paris, irait, à la suite d'une catastrophe, ou bien pris de dégoût, se cacher dans ces thébaïdes serait certain d'y rester à jamais ignoré.
Une de ces masures, haute de deux étages, portait, sur un écriteau noir, quelques lettres effacées où un Champollion aurait pu lire ces mots : Cabinets garnis.
Sur la rue, d'un côté, une boutique, — un autre de ferrailleur; — de l'autre, un magasin sans volets, aux carreaux cassés, vide. Du reste, la boutique du ferrailleur n'était pas plus peuplée que l'autre, et, sur un carré de carton, qui semblait inamovible, ceci était écrit : S'adrecer ô 25.
Entre ces deux… sinécures, une porte bâtarde, étroite, gueule noire, ouverte sur un trou sombre qui est un couloir. Au bout en tâtonnant, on trouvait un escalier, échelle glissante, visqueuse, arrêtant le pied à chaque marche, comme pour l'avertir de n'aller pas plus loin.
Vides les deux chambres du premier étage, louées sans doute à quelques misérables occupés pendant le jour à des industries sans nom.
Enfin des deux chambres du second, sous le toit, une seule habitée.
Un homme y était assis sur le grabat qui prétendait au titre de lit. À quelques pas de lui une malle ouverte, pleine d'effets jetés pêle-mêle et qui semblaient des haillons.
Auprès de la fenêtre, une table et une chaise. Sur la cheminée, une cuvette égueulée. À terre, rien que le carreau nu et malpropre.
C'était cet homme qui attendait madame Dolé. C'était cet homme qu'elle avait aimé !...
Serré dans un paletot râpé, dont les manches trop courtes laissaient passer des mains longues, aux muscles en saillie, cet homme tenait les yeux obstinément fixés sur la porte.
À ses pieds gisait un chapeau mou à teintes rouges.
— Viendra-t-elle ? murmura-t-il. Quelle heure est-il ?
Il tira de son gousset une de ces grosses montres de cuivre sur lesquelles le Mont-de-Piété ne prête rien.
— Quatre heures, fit-il, j'ai froid… et puis quelque chose de plus. J'ai faim.
Et ce refrain revenait sur ses lèvres :
— Viendra-t-elle ?
A suivre un jour, peut-être...
Jules Lermina (1839-1915)
Jules Lermina, né le 27 mars 1839 à Paris et mort le 23 juin 1915 à Paris, fut un romancier et journaliste. Il contribua à la création et au fonctionnement de la Bibliothèque populaire des Amis de l’Instruction du Treizième arrondissement qui était installée dans la Cité des Gobelins.
Lermina
avait théorisé, dès 1861, un vaste projet de bibliothèques de quartier : <br>"Notre Bibliothèque contiendra tous les
livres d'un usage journalier, toutes les œuvres qui peuvent être d'un secours réel au travailleur consciencieux : c'est
dira qu'elle réunira, autant du moins que ses ressources le lui permettront : Les littératures française et étrangère,
moderne et ancienne ; l'histoire ; la morale et la philosophie ; l'économie sociale et politique ; les sciences
abstraites ; la linguistique.
Parmi les publications modernes, elle rejettera les romans, et autres œuvres d'humour
(autrement dit de blague)".