Un drame rue Richemont
Les deux Ouvriers Chauffeurs. — Sous les Yeux des Enfants. — À Coups de Revolver. — Tentative de Suicide du Meurtrier. — Les Blessés à l'Hôpital.
Le Petit Parisien — 21 septembre 1904
Dans une petite rue du quartier de la Gare, un drame s'est déroulé hier matin, à six heures. Un ouvrier a tenté de tuer une femme mariée, puis il a essayé, sans y réussir, de se faire justice.
Les circonstances qui ont entouré cette sanglante tragédie sont des plus émouvantes.
Les deux Amis
Au numéro 19 de la rue Richemont, se trouvent de tout petits logements occupés par des familles d'ouvriers et de modestes travailleurs.
Tous les locataires se connaissent entre eux, et se rendent mutuellement service. Parmi ces humbles ménages, celui de M. Beauvigné était particulièrement estimé. Le mari est employé comme chauffeur dans une grande raffinerie du quartier la femme fait des ménages, et donne tous ses soins à ses deux fillettes, l'une âgée de cinq ans, la deuxième de dix-huit mois. Il y a un an environ, M. Beauvigné fit la connaissance d'un nommé Gustave Rombillan, exerçant le même métier que lui, et les deux hommes ne tardèrent pas à devenir des amis inséparables. Gustave Rombillan, âgé de vingt-neuf ans, était marié, lui aussi, et demeurait au numéro 20 de la rue Lahire. Mais il venait très souvent rendre visite à ses amis de la rue Richemont.
S'éprit-il des charmes de Mme Beauvigné, fort jolie brune de vingt-huit ans, et trompat-il la confiance de son nouvel ami ? C'est ce que le drame que nous allons relater permet de supposer, sans toutefois rien affirmer.
Sous l'empire de l'Ivresse
Gustave Rombillan, il y a deux mois, entra comme chauffeur à la même raffinerie que Beauvigné. Seulement, les deux hommes n'étaient pas occupés aux mêmes heures. Rombillan prenait son service au moment précis où Beauvigné quittait le sien. De même, celui-ci n'abandonnait son ouvrage qu'à l'arrivée de son camarade de labeur. La nuit dernière Beauvigné se rendit à la raffinerie. Il devait être remplacé dans sa besogne, à six heures du matin, par Rombillan. Mais ce dernier avait d'autres projets en tête. On le vit, toute la nuit, dans le quartier des Gobelins, se trainer de débit de vins en débit de vins, si bien qu'un de ses amis qui la rencontra lui conseilla de s'aller coucher.
— Laisse-moi tranquille, lui dit-il, et occupe-toi de tes affaires.
Dès les premières lueurs de l'aube il se rendit dans la rue Richemont, maie ne pénétra dans l'immeuble qu'à cinq heures et demie du matin.
La porte d'entrée s'ouvre à l'aide d'un secret qu'il devait connaitre, car il n'eut pas recours à la concierge pour avoir accès dans la maison. Il se dirigea vers le logement de Beauvigné, qui est situé au rez-de-chaussée, et frappa violemment à la porte. La femme du chauffeur lui ouvrit. Que se passa-t-il ensuite ? C'est ce que l'on ne sait pas encore, les magistrats n'ayant pas encore interrogé Mme Beauvigné,
Toujours est-il que dix minutes après l’entrée de Rombillan dans le logement de son ami, on entendit le bruit de plusieurs coups de revolver.
Des voisins se levèrent en hâte et virent Mme Beauvigné dont le visage était ensanglanté se précipiter hors de sa chambre, affolée, en s'écriant :
— Il veut me tuer, sauvez-moi
Avec l’aide des témoins de ce drame, la malheureuse fut transportée dans une pharmacie de la rue de Patay, où des premiers soins lui furent prodigués. Puis, on transporta la blessée à l'hôpital Cochin.
Entre temps, des agents s'étaient rendus rue Richemont. En pénétrant dans le logement, ils aperçurent, étendu sur le plancher, Gustave Rombillan. Le meurtrier, après avoir voulu tuer la jeune femme, avait tenté de se faire justice. Il s'était logé deux balles dans la tête. Mais il n'avait réussi qu'à se blesser affreusement. Les gardiens de la paix le relevèrent et le transportèrent également à l'hôpital Cochin.
L'Arrivée du mari
Les deux fillettes des époux Beauvigné, réveillées par le bruit des détonations s’étaient mises à pleurer. L'aînée, une jolie enfant blonde aux grands yeux bleus, contemplait avec épouvante la large flaque de sang tachant le parquet, et criait d'une voix plaintive :
— Maman ! Je veux maman !
Les deux enfants furent habillées par une voisine compatissante et confiées aux bons soins de la concierge jusqu'à l'arrivée du mari.
Celui-ci avait attendu pendant une heure l'arrivée de son « remplaçant ». Enfin, las de ne pas le voir venir, il avait prié un de ses camarades de faire la besogne de Rombillan et s'était dirigé vers son domicile. Beauvigné ne veut pas croire encore que son ami a trahi la confiance qu'il avait placée en lui.
Il a agi, dit-il, sous l'influence de l'ivresse ou dans un moment de folie passagère.
Les médecins n'ont pu se prononcer encore sur l'état des deux blessés.