Le XIIIe est un arrondissement perdu, au bout de la ville. Il est enfermé
entre le fleuve, la montagne Sainte-Geneviève et la vallée de la Bièvre. La
Seine aurait pu servir de voie de transport vers le centre, si les dépendances
du chemin de fer ne formaient pas, devant le fleuve, comme une barrière qui
en défend l'accès. Il n'y a pas de voie directe pour en sortir, parce que l'ensemble
du Ve arrondissement se dresse comme un obstacle qu'il faut tourner. On comprend
que cet endroit de Paris se trouve désigné pour recevoir la décharge publique,
et avec elle les malheureux qui peuvent y découvrir des moyens d'existence,
pour se loger et se nourrir. D'ailleurs les terrains en contrebas, qui sont
inondés chaque hiver, et les carrières effondrées permettent à peine des constructions
légères où trouve refuge une nombreuse population composée pour partie de tous
les éléments malsains des professions déjà vues. C'est de beaucoup l'arrondissement
le plus misérable de Paris ; mais il n'a pas l'aspect maussade. Au contraire,
ses belles avenues, ses hauteurs et ses plaines, offrent parfois des aspects
d'un pittoresque saisissant.
Il peut plaire au promeneur.
Victor Hugo a dit quelque part :
On vit de rien, on vit de tout, on est content.
Il n'est pas bien sûr qu'on soit toujours content dans le XIIIe arrondissement
; mais, s'il est un endroit où l'on vit à la fois de rien et de tout, c'est
certainement ici. D'après les statistiques, la moyenne du loyer annuel par habitant
est de 55 francs, alors que pour Paris elle est de 176 francs. Les denrées alimentaires
sont à des prix beaucoup moins élevés qu'aux Halles ; dans les marchés et chez
certains vendeurs on peut se procurer des bas morceaux et certaine viande qu'on
trouverait difficilement en un autre endroit de la ville. Enfin, doit-on le
dire ? beaucoup parmi les chiffonniers mangent ce qu'ils trouvent dans les restes
abandonnés à la porte des belles demeures.
Si l'on demande à quelqu'un ayant vécu dans la région, quelles sont les professions
dominantes qu'on y rencontre, de suite, il est parlé des ouvriers raffineurs,
des chiffonniers, des porteurs aux Halles, des maquignons, des terrassiers ;
en même temps l'affirmation revient que tous ces gens sont malheureux et qu'ils
ont un très grand nombre d'enfants. Cette idée de la cité de misère est encore
précisée par la présence du pesant asile de la Salpêtrière dont la population
est évaluée à plus de 5.000 âmes et dont les dépendances couvrent la moitié
du quartier qui porte son nom.
C'est là que se trouvent la célèbre et triste Cité Doré entièrement habitée
par des chiffonniers, les abattoirs désaffectés de Villejuif, centre de la boucherie
hippophagique, le marché aux chevaux (1) et la lugubre rue
de Villejuif où tous les journaliers en guenilles vont faire la noce.
Le territoire habité, dans ce quartier, n'est pas considérable. Il touche
au Ve arrondissement et a reçu une partie des malheureux qui ont dû quitter
le Jardin des Plantes à la suite des travaux de voirie qu'on y a faits.
C'est ainsi que les environs de la place d'Italie ont fait héritage d'un
grand nombre de brocanteurs et chiffonniers, de toute la colonie italienne des
modèles et de presque tous les journaliers à professions équivoques qui fréquentent
le marché aux chevaux ; on trouve aussi un certain nombre des agents de la Salpêtrière
et du Magasin Central des Hôpitaux, quelques employés du Chemin de fer d'Orléans
et quelques ouvriers de la raffinerie Say.
Le quartier de la Gare est deux fois plus étendu que son voisin de la Salpêtrière
et deux fois plus peuplé. Cependant, un espace considérable est pris par les
dépendances de la gare d'Orléans tout le long de la Seine. Malgré cela, il existe
en bordure du boulevard de la Gare et de la rue de Tolbiac quelques industriels
qui fabriquent pour l'entrepôt de Bercy des tonneaux et les autres objets nécessaires
au commerce des vins ; à côté d'eux se sont établis quelques entreprises de
roulage, également destinées à l'entrepôt. Il est probable que si la gare du
chemin de fer n'existait pas, la gare fluviale, qui a donné son nom au quartier,
aurait une importance beaucoup plus apparente. Les débardeurs qui sont occupés
sur les deux rives du fleuve logent ici, ainsi qu'une bonne part des employés
du chemin de fer ; et aussi, malheureusement pour le quartier, un très grand
nombre de journaliers qui se donnent comme porteurs aux halles. Ce sont ces
gens qui forment le fond de la population de la cité Jeanne d'Arc, fameuse pour
tous ceux qui s'occupent des pauvres à Paris. On peut dire que ceux qui habitent
là sont tombés au dernier degré de la misère. Cette cité est une petite ville
qui compte 600 ménages ; les gardiens sont armés ; ils tiennent la porte toujours
fermée et ne reçoivent personne sans un acompte de 0 fr. 25 pour la nuit. Parfois,
malgré les précautions qu'ils prennent, ils doivent, faute de paiement, procéder
à des expulsions ; alors, ils usent de moyens sûrs : ils enlèvent portes et
fenêtres et attendent que l'occupant ait disparu pour les remettre en place.
En ce lieu, les visiteurs sont mal reçus, même quand ils viennent pour donner
; il n'est pas rare de trouver les marches d'un escalier encombrées par des
filles et leurs souteneurs ; et, dans la cour, c'est un grouillement permanent
d'enfants malpropres, mal portants et grossiers. La cité Jeanne d'Arc est la
forme actuelle de la Cour des Miracles, d'antique mémoire. Un peu plus loin,
la rue Nationale apparaît comme la grand'rue des chiffonniers ; c'est là que
se trouvent ces grandes maisons d'épicerie dont les denrées sont offertes aux
prix les plus bas qui soient connus.
A l'extrémité de cette rue, vers la porte d’Ivry, sont installés les vanniers
qui campent sur les terrains non construits, pendant une partie de l'année.
Ils vont, quand l'herbe pousse, parcourant les grandes routes, avec un mauvais
cheval qu'ils ont acheté sur le marché et dont la nourriture doit ne rien leur
coûter ; ils emmènent leurs grands chiens et laissent les vieux à la garde de
la masure et du terrain. Enfin, vers la porte d'Ivry se tient, trois fois par
semaine, le marché aux ferrailles qui est la source d'une animation réelle.
Marchands et amateurs s'y rendent de bien des points de la ville et de la banlieue,
notamment des XIe et XIIe arrondissements, aussi du Ve ; en sorte qu'on trouve
réunis en ce lieu, les Auvergnats-ferrailleurs, les juifs polonais, les cordonniers,
les ouvriers terrassiers et raffineurs, les chiffonniers et journaliers, dont
nous avons eu occasion de noter les groupements ; ils ont espoir de découvrir,
au tas des rebuts, quelque morceau de valeur ; cette idée est la même qui pousse
les gens beaucoup plus riches aux devantures des antiquaires, clans les belles
rues du centre. Ils forment une foule dense, mal vêtue, qui circule autour d'objets
couleur de rouille. Cette couleur-là pourrait servir de marque au quartier.
Naturellement tout ce monde.est pampre. Ceux qui n'ont pas besoin sont des employés
qui ont été attirés par le bas prix des loyers et qui n'ont pas craint de s'établir
très loin de leur travail. Tous les autres demandent. Mais il convient de remarquer
qu'on peut avec de faibles sommes assurer aux malheureux la nourriture et le
logement, ce qui serait impossible en d'autres lieux de Paris.
Croulebarbe est de beaucoup le plus petit des quartiers du XIIIe arrondissement
; il est aussi le moins peuplé et le moins pauvre. La vallée de la Bièvre le
coupe en deux et sur les rives de la rivière qui sera couverte un jour, mais
ne l'est pas encore, on voit se succéder de nombreuses mégisseries en amont
et en aval de la célèbre manufacture des Gobelins. On a dit tout le bien possible
de l'eau de la Bièvre et de ses vertus ; cela explique le passé. Aujourd'hui,
tout le monde est d'accord pour reconnaître qu'elle sent mauvais ; les industriels
s'en vont et l'ingénieur sait déjà ce qu'il va faire pour transformer en un
égout le riant ruisseau d'autrefois. Pour le moment, il y a là une industrie
faisant vivre des ouvriers de bon métier et non pas seulement des manœuvres
comme à la Gare ou à la Salpêtrière.
En même temps, la propreté régulière des grandes constructions, telles que
couvents, casernes, hôpitaux, maisons d'instruction, contribue à donner cette
impression que l'aisance peut ici parfois se rencontrer. Enfin, les belles avenues
Arago, de Port-Royal, des Gobelins et le boulevard d'Italie assurent à cette
région bon air beau soleil. Il semble donc que la misère s'écarte. Elle n'est
pas éloignée pourtant, car il existe des foyers indigents rue Croulebarbe, rue
de la Glacière et, dès nos premiers pas, dans le quartier de la Maison-Blanche,
nous la retrouvons, avec ses vilains traits.
Deux foyers considérables se distinguent de suite : à la Butte aux Cailles
où la population est très dense, et rue de la Santé, en bordure du XIVe arrondissement,
derrière l'hospice Saint-Anne, aux environs du passage et de l'impasse Prévost.
Toute cette région, qui est bornée par la rue de Tolbiac, est habitée par des
chiffonniers dont les mœurs sont assez accueillantes, au contraire des observations
faites à la Gare. Ici, les femmes sont ravaudeuses et c'est dans le XXe qu'elles
vont vendre leurs bas. La Bièvre se montre encore un peu ; par suite, on trouve
encore quelques ouvriers du cuir. Mais, ils sont de moins en moins nombreux,
et, dès la rue de Tolbiac, la Bièvre disparait. Il faudrait aller hors Paris
pour la retrouver. Tout le terrain compris entre cette rue et l'enceinte est
en contrebas. Il sert à la décharge publique. Les propriétaires attirent à prix
d'argent les entrepreneurs et les charretiers, espérant qu'un jour viendra où
l'on pourra bâtir. Sans doute, les travaux du métropolitain vont aider à réaliser
ce désir. Alors, de nouveaux habitants viendront s'établir où paissent, en ce
moment, quelques maigres chevaux.
Dans cette région, rue Charles-Fourier, dominant la plaine de Gentilly et
de Bicètre, se dresse l'église Sainte-Anne, qui est le rendez-vous d'une importante
colonie de Bretons. Au jour anniversaire de Sainte-Anne d'Auray, dans la seconde
quinzaine de juillet, le sanctuaire est trop petit pour contenir les milliers
de pèlerins qui s'y rendent de toute la région environnante, mais surtout des
quartiers du XIIIè arrondissement. Les marchands de vin vendent alors des bolées
et de l'eau-de-vie de cidre ; et, dans la foule qui circule, on peut reconnaître
toutes les coiffes et costumes des pays bretons, surtout parmi les femmes. Ces
Bretons ne constituent pas des groupements apparents, comme les juifs polonais
des IVe et XVIIIe arrondissements, les Auvergnats du XIe, ou les Limousins des
IVe et Ve; ils sont cependant fort nombreux, certainement plusieurs milliers,
dont une bonne part sont terrassiers dans les chantiers de construction, ou
employés dans les gares d'Orléans et de l'Ouest. Les femmes, quand elles sont
mariées, s'occupent généralement de leur ménage, et quelques-unes ne parlent
pas français. Il est arrivé à des médecins du bureau de bienfaisance, dans le
quartier de la Gare, de recourir à l'aide des enfants pour se faire comprendre
des parents. Mais, il s'agit là d'exceptions qui deviennent, heureusement, de
plus en plus rares. Il convient de noter encore quelques débits, où l'on parle
breton ; on y danse, le dimanche, des rondes du pays. Tous ces gens sont réputés
comme honnêtes et travailleurs. Quelques-uns sont chiffonniers ; d'autres, ouvriers
d'industrie. Parmi les femmes de vingt à trente ans, un très grand nombre sont
domestiques et ont été placées dans tous les quartiers limitrophes par des maisons
religieuses qui les avaient reçues et hébergées à leur arrivée à Paris. Celles-là,
se trouvent réunies à l'heure de certains offices, célébrés à leur intention,
notamment à la paroisse Notre-Dame-des-Champs, dans le VIe arrondissement. La
présence d'une colonie bretonne dans cette région s'explique par diverses raisons.
D'abord, la pauvreté des pays de Basse-Bretagne que desservent les Compagnies
des chemins de fer d'Orléans et de l'Ouest ; puis, le grand nombre de Bretons
qui composent les régiments du génie de Versailles ; enfin, la foule des domestiques
qui, depuis si longtemps, se placent en condition dans Paris, et appellent auprès
d'elles tous leurs frères et connaissances.
Ces quelques mots jetés sur le XIIIe arrondissement peuvent servir à quelque
chose. Ils sont un appel à qui voudra dire toutes les misères qui sont à soulager,
et tous les remèdes possibles. Pour cela, il faut les auxiliaires du lieu. Il
n'y a pas de doute qu'avec leur concours, on ne puisse faire œuvre utile. Car,
dès maintenant, il est permis d'affirmer que les besoins de cette population
sont spéciaux. Il faudrait disposer, pour y parer, de moyens appropriés ; d'ailleurs,
il convient de discerner quels doivent être ces moyens. C'est une étude à faire.
Paris qui souffre : la misère à Paris,
les agents de
l'assistance à domicile
par Henri Bonnet ; avec une préface
de M. Charles
Benoist,...
1907
(1) Note : Ce marché vient d'être transporté dans le
XVe arrondissement ; les nouvelles constructions s'élèvent sur un terrain dépendant
de l'abattoir de Vaugirard, en bordure de la rue Brançion. Le marché aux chevaux
du boulevard de l'Hôpital a cessé de fonctionner le 23 novembre 1907.