Dans le quartier des Gobelins, un gymnase. Des athlètes donnent une représentation
suivie par une foule fervente. Dans cette foule un couple a attiré l’attention
du narrateur. Elle, Zizine, femme superbe ; lui, petit, contrefait, douloureux.
Milarot, champion du monde, est dans la salle.
Léonce s’assujettissait solidement à son adversaire de métal, assurait le
contact et la domination. Ses bras verticaux, pareils à des bielles pendantes,
l’angle d’appui de ses membres inférieurs, sa tête fauve au cou rose dessinaient
un schéma de contraction, une épure, de forces agencés pour l’offensive. Une
onde le parcourut, annonciatrice de la résolution ; mais aussitôt il mollit ;
sa chair et sa carcasse trahirent une inquiétude ; sa musculature se relâcha ;
son regard abandonna la prise et, trouble, gris-bleu, pareil à celui de l’enfant
égaré, vagua de notre côté, me sembla-t-il, quêtant et fuyant à la fois celui
de Zizine dont la bouche ne remuait plus. Puis, soudain, au milieu de la stupeur
de l’assemblée, d’une vocifération qui n’aboutit pas et demeura larvée, presque
muette, il s’effondra en sanglotant, en prononçant des syllabes sans suite où
je distinguai ces mots terribles, qui me glaçaient l’âme : « Je peux
pas, je peux pas... je pourrai jamais... » Pauvre panthère au ressort cassé,
à l’échine de guimauve ! Le Breton, le bœuf gras, avait redressé le front ;
la lumière d’un triomphe auquel il avait peine à croire envahissait l’eau morte
de ses prunelles.
Je serais bien en peine de vous apprendre par le menu comment cela s’était
fait ; Léonce se trouvait chez moi, en face de moi, dans ma chambre-studio,
au sommet de la Butte-aux-Cailles, près de la piscine où nage le faubourg d’Italie,
du bistrot où Verlaine, jadis, buvait son absinthe. Je n’ai gardé que le souvenir
d’une bousculade. On se précipite autour de Léonce ; on le relève ;
un médecin le tâte ; il se laisse tripoter comme une chiffe. Martinet retient
Zizine qui veut voler à l’aide du copain écroulé : « Non, non, dit-il
d’une voix sourde, profonde et blessée, il ne faut pas qu’il nous voie ;
c’est à cause de nous... —- A cause de nous ! Tu dérailles, Martinet...
— Non, non filons. » Il l’entraîne avec une violence qui étonne de la part
de ce bossu timide ; la fille ne résiste pas, comme noyée par l’événement,
sans énergie dans le désastre. Je flairais un de ces drames ingénus et compliqués
qui dévastent les âmes simples, qu’elles ne traduisent pas par des mots, dont
le secret irrité si malignement ma curiosité. A la sortie, je guette Léonce
qui s’éloigne solitaire, abandonné de tous, ainsi que le pestiféré. Habillé
à la hâte, la tête nue, le chandail roulé, de travers, il porte sa petite valise
d’athlète, à demi-fermée, d’où s’échappe un coin de serviette, de caleçon aux
armes du club. La nuit tombe ; Zizine s’élance vers lui, suivie de Martinet.
Une scène brève et confuse. Le boscot s’efforce d’arrêter Zizine ; Léonce
la toise sans paraître là voir, lève le bras à la manière d’un fou et court
vers l’avenue.
L’échange de quelques phrases incompréhensibles, qui défient la mémoire,
qui ne sont que des bruits destinés à donner le change. Je cours après le pauvre
Léonce Pillet ; je le rattrape ; je saisis son bras ; aucune
réaction de sa part ; il irait n’importe où ; il suffit qu’il sente
une volonté pour lui obéir. Ce beau levier de chair, d’os et de cordes musculeuses,
longues et exactement attachées, mes doigts le pressent il ne reste plus en
lui que l’inertie d’une matière dont l’âme s’est retirée, qui n’a plus de source
de vie. Le voici devant moi, ce manieur d’haltères, affalé au fond d’un fauteuil,
à la débandade, sa mallette à ses pieds, ahuri, gobelotant un verre de porto,
chipotant un biscuit, suçotant une cigarette toujours éteinte, crachotant les
brindilles.
Je me promène de long en large ; j’ai oublié en route le discours que
je préparais. Mon hôte n’ouvre pas le bec ; la chatte rôde près de lui ;
sa moustache sensible se heurte au malheur ; elle s’écarte, s’accroupit,
ronronne. J’ouvre la bouche, une fois, deux fois. Mais Léonce se débride.
Pourquoi est-ce que vous m’avez amené chez vous ? Pourquoi est-ce que
je vous ai suivi ? Qu’est-ce que vous me voulez ? Il a bien fallu
que je vous suive. Où que je serais allé ? J’habite au diable, vers la
porte de Vitry, rue de Patay, à deux pas des ateliers du chemin de fer. Oh !
c’est pas aussi bourgeois que chez -vous ; c’est ouvrier. J’habite en hôtel,
mais j’ai la T.S.F. Ce que je dis... Et puis, qu’est-ce que ça peut vous faire ?
Enfin... Votre chauffage central, c’est le système Ribor, à eau, circulation
accélérée. Je m’y connais. J’ai été dans la tôlerie-plomberie, avant le cuir
où je travaille maintenant. Je gagne ma croûte. Pour le sport, je suis un amateur,
un pur... Martinet et Zizine étaient là ; alors je ne pouvais plus, ça
n’était plus possible. Pourquoi ? Est-ce qu’on sait ? Si on savait,
on serait pas des hommes. Je leur avais défendu pourtant. Zizine a une tête
de cochon. Et le pauvre Martinet… Les femmes, monsieur, il faudrait que... On
ne sait pas non plus ce qu’il faudrait... Je bafouille... Pourquoi vous faites
pas marcher votre T.S.F. ? Ça empêche de penser, c’est une belle invention.
Sept lampes ! Vous captez Moscou, hein ! en ondes courtes... L’antenne
est au radiateur... ».
J’allumai les lampes ; je n’avais pas touché le bouton de l’aiguille
qui nous donnait Prague et avec assez peu d’éclat pour que la harangue tchèque
meublât la chambre sans en détruire l’intimité. Un moment s’écoula ; Léonce
se leva brusquement du fauteuil.
« J’ai pas confiance en vous ; je pars. Qu’est-ce que vous faites
dans le quartier ? C’est pas que vous ayez l’air riche ; mais vous
n’avez pas l’air du patelin. Y a des Italiens, des sidis, des crouillats quoi !
qui sont d’ici ; pas vous. Je pars. »
Il ramassa son bagage. Je le maîtrisai d’un coup d’œil paternel et impératif ;
il lâcha la mallette qui s’ouvrit et répandit une bouffée d’embrocation et de
serviette humide. II se rassit ; ses paupières papillotaient, quoique l’éclairage
fût doux. Le Tchèque jabotait toujours en sourdine.
« Drôle de langue, reprit Léonce. Ça berce. Des fois je voudrais me
vider, comme qui dirait, me cracher jusqu’à qu’il y ait plus rien de moi en
moi, me dégonfler de tout. Oui, Martinet, on se fréquente depuis l’école, d’avant
le certificat. Des copains, des frères. Il a étudié, lui. Toujours dans les
livres, et de l’encre aux doigts. Oh ! bien sûr, c’est pas un costaud,
un malabar ; mais il a une bonne cervelle. Tout mon contraire. Il est bureaucrate,
expéditionnaire à la mairie. Il écrit aussi des histoires il les
porte aux journaux. Je l’accompagne ; sans moi il oserait pas. Jusqu’à
maintenant, ça n’a guère réussi ; il faut le temps ; les vieux occupent
toutes les places. Mais il sera célèbre. Vous verrez. Chacun a dans la peau
quelque chose qu’il faut que ça sorte. Martinet, c’est des lignes, des narrations.
Et sans manques d’orthographe, avec tous les participes, les pluriels réglementaires.
Je le connais. Eh bien ! des fois, je jurerais que c’est un autre qui a
écrit ; ça me bouleverse. Moi, mon fourbi, c’est la force. Tout môme je
portais des chaises, je soulevais le sac à charbon. Et puis je suis entré à
l’Union Sportive. Mon club ; ma famille... Il a fini le type de Prague...
Heureusement-que la musique le remplace... Sans ça, je la bouclerais... Ça vaudrait
peut-être mieux... Les femmes, je m’en occupe guère, à cause de l’entraînement.
Ni alcool, ni tabac non plus. Martinet, il a pas le temps. Le bureau, le jour ;
la nuit, les livres, les pattes de mouches. Les ambitieux, les recordmen, ça
pense pas aux femmes, ou bien on est frit.
Tout de même, un soir, Martinet a rencontré Zizine, boulevard Saint-Marcel.
Elle pleurait. Sa-mère l’avait, flanquée dehors. Parce que la rombière a un
amant, et qui en pinçait pour la fille, qu’il paraît. Zizine a jamais cédé,
qu’elle dit. Allez vérifier ! Bref, vacarme et trafalgar. Martinet a recueilli
Zizine. C’est une de ces filles que les hommes se retournent. C’est pas sa faute ;
elle fait des touches à chaque coup, sans s’en apercevoir. Sa nature. Entre
Martinet et moi, ça s’est refroidi. Quand un copain, un frère, a une femme,
il vous lâche ; sans trop avoir l’air d’en avoir l’air ; tout de même,
il vous lâche. Bien sûr, on le voit toujours, mais de plus loin. Une espèce
de nuage, de gaz entre lui et vous, un petit malentendu qu’on n’essaie même
pas d’éclaircir, parce qu’on risquerait trop de bousculer les sentiments, de
se dire les choses qu’on n’a pas le droit.
Comme la vieille, j’étais jaloux de Zizine. Et j’en voulais à Zizine ;
je lui en voulais trop ; je pensais trop que je l’aimais pas ; je
rêvais d’elle. Ces rêves-là, c’est méchant, ça finit mal. On n’est pas responsable
de ses rêves, hein ! Heureusement. Autrement, ça serait à se foutre à l’eau.
Et, peu à peu, j’ai soupçonné une chose qui me dégoûtait et qui me flattait
en même temps. C’est pas de Zizine que j’étais jaloux par amitié pour Martinet.
Au contraire. J’avais comme de la rancune contre. Martinet. Et Zizine... elle...
Ah ! est-ce qu’on sait ?... Tenez, une fois, elle m’a dit qu’elle
trouvait ridicule un homme à moustache. Le lendemain, sans savoir comme, j’avais
rasé la mienne, une petite moustache à l’américaine. Quand j’ai vu ma face dans
la glacé, j’ai eu peur ; il me semblait que je regardais une face de traître.
Une autre fois, à la salle, à l’entraînement, à la minute de tirer la barre
à disque... Ah ! ça, ça... »
Il s’interrompit, sans doute parce que la T.S.F. ne chantait plus. Je mis
l’aiguille sur un jazz, un fox-blues, et réglai la sonorité au plus bas ;
on percevait à peine la danse obstinée, onduleuse et mélancolique. Léonce poursuivit,
dès que le silence eût cessé de l’intimider :
« Vous n’avez jamais travaillé les haltères, vous. On se figure que
les poids,' c’est brutal, c’est inerte. Bien sûr, mais pas tant que ça. Quand
vous avancez, ils se tassent, ils se défendent, ils se cramponnent au plancher,
ils se font lourds. Que vous soyez mal luné, distrait, alors vous les battrez
pas. Mais si vous vous concentrez comme un magnétiseur, que vous faites boule,
alors vous lés arrangez. Vous gagnez du poids et ils en perdent. C’est comme
si cet état, où vous êtes en dehors de vous... Oh ! c’est pas commode à
expliquer... C’est comme si cet état où vous êtes les handicapait, leur ôtait
quelque chose, les démoralisait. Voilà ce qu’on appelle la forme. Mais c’est
fragile. Alors, votre effort de quatre-vingt-quinze kilos, il en arrache cent.
Parce que vous les avez hypnotisés, vous les avez obligés à en céder cinq. Et
vous enlevez le morceau... C’est correct et régulier. La Fédération, l’arbitre
ont rien à opposer... Bref, pour en revenir à Zizine, une fois, à la salle,
à l’entraînement, devant la barre à disques, j’ai pensé à elle, je l’ai vue.
Pas comme je vous vois, bien sûr.

Elle était contre le mur, transparente, comme au cinéma, quand les gens se rappellent
quelqu’un. Elle me regardait. Alors, monsieur, alors la barre a pesé mille tonnés.
Elle avait repris confiance, je ne l’hypnotisais plus, parce que je m’occupais
d’autre chose que d’elle. Elle se rattrapait ; elle se vengeait ;
elle s’accrochait ; plus moyen de la déraciner. Il faut choisir. Je me
suis guéri ; j’étais sûr d’avoir guéri. J’ai évité Martinet, Zizine et
mes idées de l’autre monde, mon cafard. Mais, hier, Martinet m’a abordé, devant
la Manufacture. Il avait l’air triste. Il m’a dit que Zizine se plaignait que
je boude, que je fasse bande à part, qu’elle s’intéressait à moi et à l’haltérophilie,
qu’elle lisait les journaux qui s’en occupent et même qu’elle avait acheté un
petit livre là-dessus, qu’elle devenait une compétence, qu’ils viendraient tous
les deux, le lendemain, à la séance du gymnase, à la réunion où je rencontrerais
Faouët, que j’étais leur favori. J’ai défendu à Martinet d’assister à la compétition.
Je voulais pas d’amis ; ça m’impressionne, ça me gêne.
« Pas même nous, qu’il m’a dit, si peiné, si chagrin que j’ai failli
pas pouvoir répondre. — Pas même toi, que j’y ai répondu, la gorge malade, pas
même toi, ni Zizine, ni personne. » Il a promis. On aurait voulu se dire des
choses ; on trouvait pas le joint. On s’est quitté comme après un enterrement,
quand on se défile comme si on avait peur de la mort. On s’est séparé, on a
pas tourné la tête... Et aujourd’hui, vous avez vu, vous avez vu... Ça devait
arriver... Pourtant j’avais bien dormi, j’avais écarté le souci, l’idée fixe,
l’araignée... Rien à faire... Vous avez vu... Ah ! vous pouvez arrêter
la T.S.F. maintenant. J’ai lâché mon paquet. »
Une grosse larme coulait sur sa joue. Spectacle pitoyable que ce garçon bâti
à chaux et à sable qui se désunissait. Je l’invitai à partager mon repas froid
des dimanches, tout préparé, qui m’attendait à la kitchenette. Il était avec
moi par anxiété de la solitude, par crainte des grands boulevards ravagés de
bise ; il accepta volontiers cette prolongation de ma compagnie. Il mangeait
du bout des doigts, le gosier serré ; nous n’échangions que peu de mots,
inutiles du reste. Vers onze heures, je lui pro posai d’aller boire un café.
Au bar de la place d’Italie où nous entrâmes, il n’y avait que deux ou trois
consommateurs qui jouaient au billard russe et Martinet. Les yeux mi-clos, oscillant
et désarticulé, il sirotait un petit verre.
« Ah ! fit Léonce, qu’est-ce que tu fais là ? Et Zizine ?
— Partie, répondit l’autre sans lever la tête, partie.
— Où ça ?
— Va le lui demander.
— Partie, répéta mon ami.
— Oui. A la maison, après la scène du gymnase, elle a éclaté de chagrin.
Et puis elle m’a agoni. C’était ma faute ; c’était la sienne ; c’était
la tienne aussi. Elle ne pouvait plus vivre de cette manière. Il fallait qu’elle
s’en aille. Elle pleurait, elle trépignait, elle emballait son linge. Elle m’a
avoué, comme si elle me le reprochait, avoir couché avec l’homme de sa mère.
Elle criait que je n’aurais jamais dû me mettre avec elle, ni elle avec-moi,
que des hommes, ça ne manque pas, que justement un peintre de Montparnasse lui
demandait de poser l’académie, qu’il lui procurerait un engagement de femme
nue dans une boîte de nuit. Elle en avait assez de la mouise, du boscot sans
le sou et de l’hercule à la noix. Des folies ! Et puis elle a eu du remords ;
elle m’a demandé pardon, elle m’a embrassé. Ce n’est pas une mauvaise fille.
Seulement pas faite pour nous. Ni pour moi ni pour toi, Léonce. Et alors...
— Alors, Martinet ?
— Alors, rien. Elle est partie.
— Et tu ne l’as pas retenue ?
— Non, à quoi bon ?
— Oui. À quoi bon ? »
Nous errions à l’aveuglette dans cette région déshéritée, montueuse qui surveille
les plaines mornes où les zoniers reculent, laminés entre les immeubles neufs,
les usines, les asiles de vieillards, les cimetières, où les derniers biffins
étouffent, assassinés par l’hygiène et l’urbanisme. Nous poussions notre vagabondage
à travers les espaces d’asphalte, les bâtisses de ciment armé, les larges éventrations,
les voies ouvertes aux migrations de fourmis humaines. Nous longions des boulevards
géants, sans voyageurs ; nous atteignîmes la poterne des Peupliers où la
Bièvre coule en cage, la Bièvre des castors, des Gobelins, des tanneries, des
lavandières romantiques, la rivière déchue au rang d’égout. J’évoquais assez
stupidement les bisons, les aurochs disparus, l’hippopotame des siècles où l’homme
croyait déjà soulever le monde et se cassait les reins à cause d’une femme.
Et Zizine ? Née de Saint-Marcel comme ces reines du Paris galant de jadis,
comme ces filles dont les appas décorent tant de trumeaux et de tapisseries,
Zizine, fruit impudique, velouté, irresponsable... Mes deux amis me précédaient.
La rafale nous coupait le souffle. Martinet dit avec une sorte de joie amère
et résignée : « Voilà, c’est fini et ça recommence. » Léonce répliqua du
même ton : « Voilà, on redémarre, et du pied gauche. Voilà. » Je demeurai
en arrière ; ils m’oubliaient ; la nuit et la bourrasque les enveloppèrent.
Où se dirigeaient-ils ? Ils marchaient pour marcher, pour embrouiller le
destin, pour revenir à leur point de départ.
L'Intransigeant — 23 avril 1938