V
suite
Mais revenons à mes premiers travaux.
Ma « clientèle » de la rue Sainte-Marguerite disparaissait peu à peu.
Elle s'était réfugiée cité Doré, qui donne rue Pinel et boulevard de la
Gare, ou cité Jeanne-d'Arc, près de la rue Nationale, dans le treizième
arrondissement.
Ces deux cités ont été plusieurs fois décrites par les écrivains curieux
du Paris pittoresque. La première est habitée par les chiffonniers, qui y
ont établi de bizarres petits logements ornés de vieux vases, de vieux
cuivres, de vieux bibelots démolis et ramassés sur les tas d'ordures. La
cité Jeanne-d'Arc se compose de quatre corps de bâtiments de cent mètres
environ chacun, élevés de cinq ou six étages.
Le gardien de cette cité ne connaît certainement pas le nombre de
logements qu'ils contiennent et qui sont loués de trente sous à trois francs
par semaine. Vous pensez bien que, lors que le locataire ne paie point son
terme, il serait oiseux au propriétaire d'aller chercher l'huissier et de
faire des frais : on se contente de dévisser les portes et les fenêtres !
Exposé aux quatre vents, le malheureux habitant du logis ne tarde pas à
déguerpir.
Les logements de la cité Jeanne-d'Arc sont souvent habités, par des
escarpes. Ils le sont aussi par des ouvriers extrêmement pauvres ou par des
individus exerçant des professions « libérales », tels que marchands de
quatre-saisons, vendeurs de journaux, d'oiseaux, etc., etc. C'est là aussi
que demeurent un grand nombre de mendiants parisiens, dont le métier est
extrêmement lucratif. Je me souviens, à ce propos, d'un camarade de
régiment, garçon de beaucoup de talent, second prix de hautbois du
Conservatoire, sous-chef de musique... Je le rencontrai, un soir, faisant la
quête dans les cafés, après avoir joué de son instrument. Je lui demandai
pourquoi il se livrait à cette profession peu honorable, somme toute.
— Dame, me répondit-il, je suis chargé, de famille et je ne gagnerais
pas, si je me plaçais, plus de cent cinquante ou deux cents francs par mois.
En allant de café en café de dix heures à minuit, je gagne plus de vingt
francs par jour...
J'ai dit précédemment que la brigade où j'étais alors employé était
chargée de rechercher et d'arrêter les condamnés en rupture de ban. Cité Jeanne-d'Arc, je faisais souvent de bonnes prises.
Mais ces arrestations étaient souvent dangereuses. Un jour, un des
indicateurs de la Sûreté, à qui je faisais donner cinq francs pour chaque
dénonciation, me fit connaître qu'un nommé G..., soumis à la surveillance et
en rupture de ban, logeait cité Jeanne-d'Arc. À six heures, le lendemain
matin, j'étais à la porte de sa chambre.
Pour ces excursions matinales, je m'armais toujours d'une trique de
bouvier, dans le haut de laquelle se trouve une lanière qui se roule au
poignet. C'est l'arme la plus pratique que je connaisse. La canne à épée ne
sert à rien. Je ne me souviens pas qu'une seule personne armée d'une canne à
épée ait pu l'utiliser au bon moment, c'est-à-dire au moment où elle était
attaquée, tandis que, tout récemment, un bon bourgeois fut tué à Charenton
par des rôdeurs qui lui avaient retiré des mains sa canne à épée... De
préférence, si vous voulez être armé, prenez un revolver. Si vous êtes
attaqué, tirez deux coups de feu : le premier en pleine poitrine et le
second en l'air. Les gardiens de la paix arriveront au bruit de la
détonation. Si votre agresseur n'est pas tué, vous serez conduit au poste
avec lui et il vous sera facile de vous expliquer. S'il est tué, je vous
conseille de dire :
— J'ai tiré un premier coup en l'air, mon agresseur n'a pas tenu compte
de mon avertissement : j'ai tiré sur lui.
Vous ne pourrez pas être inquiété du tout et votre mensonge n'indignera
personne, car vous étiez, dès le premier moment, dans le cas de légitime
défense. Vous serez seulement poursuivi pour port d'arme prohibée, si votre
revolver ne mesure pas quatorze centimètres de la crosse à l'extrémité du
canon. À partir de cette longueur, le revolver, en effet, est autorisé.
Si votre arme est plus petite, on vous la saisira et, quinze ou dix-huit
mois plus tard, vous la retrouverez à l'étalage de quelque brocanteur qui
l'aura achetée aux ventes organisées par les Domaines, rue des Écoles, 2.
Cette digression passée, revenons à ma présence cité Jeanne-d'Arc. Je
frappai. Nous étions trois agents. Dans la pièce ils étaient neuf individus
à mine patibulaire, pour employer un cliché bien connu. Nous entrons. Je les
compte. « Sapristi : me dis-je, nous ne sommes pas en nombre. » Et, me
tournant vers mes collègues :
— Inutile de dire aux autres de monter. Nous sommes assez de trois.
Allons, vous autres, laissez-vous prendre.
Croyant qu'en bas une brigade de sergents de ville attendait, nos
bonshommes ne bougèrent pas, se laissèrent attacher deux à deux et, un agent
par devant et moi par derrière, nous les fîmes descendre. Dans la rue, l'un
d'eux, auquel j'avais donné à porter le paquet d'objets saisis, s'exclama :
— Ah ! bien, zut ! si nous avions su que vous ne soyez que trois, vous
ne nous auriez pas mis la poigne sur les endos. Faut-il que nous soyons
gourdes ! Quelles pochetées nous sommes ! (Faut-il que nous soyons bêtes !
Quels imbéciles nous sommes !)
Et il déposa par terre son paquet en disant :
— Porte-le toi-même !
C'est ce que je fis.
Fin provisoire des extraits